PYE MARLOT
LE SILENCE ET L'OUBLI
LES ONGLES
PYE MARLOT

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Je ne sais pas si vous êtes comme moi, mais quand je suis pris de panique, qu’un frisson glacial parcourt mon échine, que des gouttes de sueurs perlent sur mes tempes et que mes poignets gonflent sous l’afflux soudain de sang dans mes veines, j’ai tendance à mordiller mes ongles et à les déchirer avec les dents. Mon psy a un mot spécial pour ça, un mot à rallonge que je ne retiens jamais, avec une racine grecque ou latine, un terme à l’élégance savante qui ne fait que masquer pudiquement une réalité triviale, qui sans doute le dégoûte : je me bouffe les ongles.
Alors quand Jordan m’a annoncé qu’il avait appelé, le matin même, le propriétaire de l’appartement que nous louions pour lui dire qu’il quittait la ville, qu’il déménagerait d’ici la fin de la semaine et qu’il lui rendrait les clés dans la foulée, me laissant seul, avec mon chat myope, un appartement à moitié meublé et un loyer exubérant, j’ai aussitôt mis deux de mes doigts dans ma bouche et j’ai commencé à imbiber de salive leurs extrémités cornées.
Quand je lui ai demandé pourquoi, Jordan a simplement haussé les épaules. Il me plaquait, c’était tout. Sans raison particulière. Il avait besoin d’aller de l’avant, il avait de nouveaux projets et ces nouveaux projets ne m’incluaient pas. Après sept ans de vie commune, d’efforts de conciliation, de pleurnichements et de controverses linguistiques, j’allais rester sur le carreau, comme du lichen sur un arbre. Il a ri et a dit qu’il détestait mes métaphores végétales. J’ai haussé à mon tour les épaules. Jordan n’y connaissait rien en botanique. A proprement parler, ai-je contesté, le lichen n’est pas plus une plante qu’un champignon. Libre à moi de me comparer à de la moisissure, a-t-il conclu en tournant les talons.
J’ai continué à suçoter mes doigts. Le bout de mes ongles étaient rendus plus souples, presque tendres, par la salive. Je les ai grignotés, recrachant les rognures les unes après les autres, jusqu’à leurs lits. La peau protégée par l’ongle était mince, excessivement sensible, elle a réagi aussitôt dès qu’elle a été à l’air libre : la pulpe du doigt a gonflé, l’ongle coupé à ras s’est incrusté dans la chair, la douleur était devenue vive.
J
ordan était dans le salon, en train de trier ses DVD. Des films d’horreur pour la plupart. Du gore, datant de le fin des années 80 exclusivement. Le début de la décennie suivante et la disparition rapide des petites salles de cinéma indépendant aux Etats-Unis ayant, selon lui et d’autres spécialistes sociopathes, signé l’arrêt de mort du genre en moins de trois ans. J’ai attrapé un boitier au hasard. La jaquette représentait un vers géant doté d’un dard qu’il avait planté dans la nuque d’une blonde peroxydée aux mamelles surdimensionnées et dont il aspirait la moelle ou la cervelle ou un quelconque fluide corporel blanchâtre. La fille avait les yeux exorbités d’effroi mais sa bouche se tordait dans une moue que j’avais du mal à interpréter. Elle donnait l’impression de souffrir et de prendre en même temps un plaisir coupable à être vidée de sa substance. Je regardais le dessin de plus près. A n’en pas douter, ses tétons pointaient et sa main s’était glissée derrière la braguette de son short en jean. Jordan m’arracha le DVD des mains, avant même que je le temps d’ouvrir la bouche, et prétendit que je n’avais jamais eu d’intérêt pour la chose.
En y pensant, en imaginant tout ce petit monde manger, boire, vivre et déféquer, j’ai attaqué avec mes dents les bouts de peau morte qui formaient des franges au niveau du cuticule de mon index. J’ai coincé l’extrémité de peau entre mes incisives et j’ai tiré légèrement, un lambeau s’est décollé douloureusement. Au contact de l’air, la chair à vif piquait, brûlait, démangeait. C’était douloureux et c’était réconfortant.
Jordan se tenait devant moi, le DVD à la main et me regardait. Il semblait ne pas savoir quel comportement adopter ou trouver de position confortable, il tanguait d’un pied sur l’autre, se déhanchait. J’imaginais qu’il allait me gifler (chose qu’il n’avait jamais faite auparavant) ou m’embrasser (chose qu’il ne ferait plus dorénavant). Pour ma part, ces deux options m’étaient égales, pourvu qu’il réagisse, que quelque chose se passe, que des mots soient dits. Je n’ai jamais aimé le silence, même celui des corps après l’amour. Le pire d’entre tous était celui-ci. Cette absence de mots. De connivence. Cette distance nouvelle qui nous séparait et que ni l’un ni l’autre n’étions capables de franchir, comme si nous ne savions plus aller vers l’autre, tendre la main ou simplement faire ce que tout avions toujours fait. Le naturel de la relation, sa douceur, son évidence avaient disparu. Tout s’était évaporé de nous-mêmes sans que nous nous en rendions compte. Et c’était douloureux de comprendre ça, là, maintenant, après des semaines de disputes et de rancoeur. Il ne nous restait plus rien. Plus d’amour. Plus de bienveillance. Plus rien de ce baume alchimique qui avait longtemps pansé nos blessures. Rien hormis ce silence insurmontable.
Je mordais profondément la chair autour de la troisième phalange, je rongeais la viande comme je me rongeais les ongles depuis l’âgée de sept ans. La douleur était intense mais je la maitrisais. Elle courait sur la longueur de mon index, à travers les phalanges, elle irradiait toute la paume de la main, se diffusait dans mes poignets, remontait dans mon avant bras. Je recrachais les rognures du bout des lèvres. En enfonçant un peu plus mes dents dans la pulpe, en tirant sur un nerf, mes mâchoires se crispèrent, les racines de mes dents s’excitèrent. L’acidité en bouche, la salive, le sang. Tout ça contribua à créer la sensation d’un courant électrique qui traversa mes maxillaires. Comme une décharge. Des larmes me montaient aux yeux. Cette douleur-là, je pouvais au moins la contrôler.
Jordan n’avait pas bougé, il venait de sortir son téléphone de sa poche et composait un numéro rapide. Il me fixait, immobile. Interdit. Lorsque son interlocuteur décrocha, il demanda juste de l’aide. Laissa l’adresse de notre appartement. Et ajouta que c’était urgent.