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LA LUTTE

PYE MARLOT

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1

—Cette sale pute m’a mordu, hurle-t-il. 

 

La fille est encore agenouillée, le corps légèrement incliné et la tête appuyée contre le mur. Elle a la bouche ouverte, un filet de sang lui barre le visage depuis les lèvres jusqu’au de haut la joue. Son front saigne aussi.

 

— Cette salope m’a arraché la bite, m’explique Eddy. 

 

Il se tient au-dessus d’elle, le front posé contre le mur de briques. Il a joint ses mains en coquille pour protéger sa queue encore dure. Il compresse sa bite et ses couilles pour arrêter l’hémorragie. Le sang coule à travers ses doigts et goute sur les AirMax blanches que je lui ai prêtées. Il gémit de douleur et je m’aperçois que sa jambe gauche est secouée de spasmes qu’il ne contrôlent pas. 

— Putain, ça pisse le sang, répète-t-il, ça pisse le sang. 

 

La fille n’a pas bougé et je vois toujours cette expression d’horreur et de surprise dans ses yeux. Elle a certainement peur de s’en prendre une autre. Ce connard d’Eddy l’a déjà bien amoché la première fois. 

 

— Elle me l’a coupé, j’te dis. Y a de la peau qui se barre, on voit la chair, enculé, gémit-il.

 

Eddy est un gaillard d’un mètre quatre-vingt et de cent-dix kilos habitué à la violence et à la souffrance. C’est un bon gars, un peu crétin mais pas plus con qu’un autre. Je le connais depuis qu’on est gosses, on jouait gamins au foot, au pied de notre immeuble. Moi, je n’ai jamais été un grand sportif et je n’ai jamais trop aimé le foot non plus. Seulement, à cette époque, il n’y avait pas d’autres jeux pour les garçons de notre âge et nos parents n’étaient pas du genre à pouvoir nous payer une console vidéo ou un club de loisir pour fils de riches. Eddy et moi, on a grandi dans un appartement HLM de banlieue, au quatorzième étage d’une tour en béton, avec nos parents, nos frères et nos cousins, les uns entassés sur les autres, partageant parfois notre chambre avec un oncle ou un ami de la famille venu du bled. Enfants, on passait le moins de temps possible à la maison, la cité était notre terrain de jeu. On piquait les caddies du SimplyMarket et on descendait l’avenue en faisant la courses. On les cachait dans derrière les buissons prés du parking pour que personne ne les trouve. Le lendemain matin, on voyait le gérant comptait ses caddies et gueulait auprès d’un employé qu’on lui avait encore volé trois chariots. On a même incendié un soir une voiture, pour voir. Je racontais nos conneries à mes petits frères à la maison, j’inventais des trucs, je tchatchais. Je leurs disais pas tout mais j’essayais de bien leur raconter comme dans les histoires que ma mère leur lisait au lit avant de dormir. A quinze ans, Eddy lui a découvert la lutte greco-romaine grâce à un éducateur qui bossait dans la rue et qui s’occupait le soir d’une salle de sport. On pouvait y venir faire de la boxe aussi, voir les copains ou discuter un peu. L’ambiance était moins relou qu’à la mosquée mais il fallait aussi respecter quelques règles (pas d’alcool, pas de bagarre, pas de choure) mais au moins, on n’était pas obligé de se déchausser et on pouvait garder nos baskets Nike. Eddy était un ado obèse en ce temps-là pour qui trainer son gros cul pour jusqu'à l’ascenseur et traverser la rue pour aller acheter du coca à l’épicerie était une corvée. En quelques mois, c’était devenu un lutteur acharné qui ne renonçait pas tant qu’on ne lui avait pas remonté son maillot dans la raie du cul ou plaqué les deux épaules au sol. Il avait perdu du poids, fait de la muscu, il avait travaillait dur et il avait vite gagné des championnats, il aurait même pu aller loin s’il n’avait pas couru après la bouteille plus qu’après les médailles. 

 

—Connasse, geint-il en lui donnant un coup de pied dans les côtes. 

La fille s’affale lentement sur son flanc, la tête et les bras mous et sans vigueur. 

 

— Eddy, qu'est-ce que t’as fait ? 

 

ll se retourne et appuie son dos contre la paroi, son jogging blanc et son boxer sur les chevilles. Il grimace. Il ne pense qu’à la douleur, qu’à sa bite blessée. Il ne m’entends pas. Il presse son paquet entre ses mains, le sang mousse comme de l’écume. Je m’approche de la fille et je ne vois rien qui me rassure. Elle n’a même pas remué un cil. 

 

— Putain, cette conne est morte ! Sur la vie de ma mère, Eddy. Qu’est-ce que tu lui as fait ? 

 

— Quoi ? me demande Eddy en ouvrant enfin les yeux et en regardant pour la première fois le corps inerte étendu à ses pieds. 

 

— La fille, je crois qu’elle est morte. 

 

Eddy se baisse et saisit la fille par les bras. Il la secoue, la redresse, la secoue encore. La fille ne réagit pas. Sa tête au bout de son corps se balance sur ses épaules comme la tête des poulets déplumés que vendent les bouchers dans les vitrines des supermarchés. Eddy la soulève sans effort pour la remettre sur pieds, mais les jambes de la filles se dérobent et son corps s’avachit sur lui-même comme un sac de frappe qui tombe au sol. Dans la panique, il attrape la fille par les cheveux, la ballotte violemment, la gifle pour qu’elle se réveille, l’emplâtre à grands coups mais la fille reste inerte, ses membres semblent être de plus en plus lourds, son débardeur est déchiré, tâché de sang et de crasse. 

 

Pour des gars de vingt ans comme nous, la mort, c’est un truc abstrait qui ne nous concerne pas. Comme la vieillesse, la retraite ou je ne sais quoi. Sans déconner, on ne s’y attend pas. On n’y pense pas. D’ailleurs, on en a pas peur. Ouais, la mort, pour Eddy et moi, c’est un mec qui se fait sauter sur un marché, une ceinture d’explosifs accroché à la taille ou un acteur américain avec une Kalashnikov qui arrose des viets dans la jungle. Je n’avais jamais vu de mort, même au bled. Et sans jamais avoir vu de mort de ma putain de vie, j’ai su tout de suite que cette fille ramassée sur elle-même, les yeux vitreux et la bouche indolente était raide. Et qu’encore cinq minutes plus tôt, si elle ne l’était pas tout à fait, elle l’était maintenant bel et bien tant Eddy l’avait aplati. Je n’avais jamais vu mon pote dans cet état. Il transpirait à grosses goutes, il parlait et pleurnichait sans s’arrêter, les mots sortaient de sa bouche, se bousculaient les uns les autres, dans le désordre, sans signification précise. Il tenait le bras tendu de la pute comme s’il cherchait à l’aider à se lever, il lui parlait, lui expliquait qu’elle devait faire un effort, qu’il était désolé, qu’il n’était qu'un con, qu’elle devait se mettre sur ses chevilles et qu’il la soutiendrait une fois debout, qu’ils iraient ensuite à l’hôpital. Il semblait en plus piteux état qu’après un combat de lutte. Le visage congestionné, il respirait fortement et gardait les poings crispés sur le bras de la fille. Je devinais ses muscles du cou tendu par la rage et la peur. 

 

Eddy et moi n’étions pas préparés à ça. C’était samedi soir, et comme il n’y avait rien à faire de plus par chez nous un samedi soir qu’un autre jour de la semaine, j’avais proposé à Eddy de bouger dans le centre-ville. Je lui avais téléphoné en début d’après-midi et c’était sa mère qui avait décroché : elle m’avait dit avec son accent incompréhensible qu’Eddy était encore au lit, qu’il était rentré à pas d’heure cette nuit encore et qu’il n’avait pas bougé ses grosses fesses depuis, il s’était lever pour pisser et manger un truc dans le frigo, du poulet froid ou du fromage, que c’était un fainéant qui vivait la nuit et qui ne faisait pas grand chose de plus le jour, qu’il ferait mieux de chercher un travail, un travail honnête avait-elle préciser, et pas une de ces combines dans lesquelles, moi, j’entrainais son fils, car Eddy, lui, il avait besoin d’un vrai travail, un travail qui lui donne le chômage si ça devait tourner mal, car avec Eddy ou avec moi, ça finissait toujours mal, et qu’elle en avait marre de toutes ces embrouilles, qu’elle était fatiguée, elle avait élevé quatre fils, m’a-t-elle dit, deux étaient au chômage, un était en prison, il n’y avait que le petit dernier qui s’en sortait, car c’était un bosseur et qu’il voulait pas finir comme ses frères, lui il travaillait, il faisait des pizzas dans un snack du coin, il s’en foutait de savoir ce que les autres pensaient de lui, il travaillait, il voulait s’en sortir, c’était pas un vaurien comme nous tous, qu’elle a dit. Elle a fini par poser le combiné et est partie réveiller Eddy. J’entendais ses pas trainants s’éloigner, le glissement de ses savates sur les dalles en lino. Quand Eddy a pris le téléphone au bout de cinq longues minutes, j’ai entendu la voix de sa mère qui lui disait de m’envoyer au diable. 

 

— Pourquoi j’ai toujours l’impression que ta mère parle avec des marshmallow plein la bouche ? je lui ai lancé, sans préambule. Ma vanne a était accueillie par un pâteux va-te-faire-foutre qui sentait l’alcool et une nuit sans sommeil. Bouge ton cul, mon frère, je dois aller chez CashConverters, j’ai un truc à leur vendre, tu m’accompagnes ?

 

La veille, j’avais pris le métro pour me rendre à une convocation de la mission locale. Ma mère me mettait la pression depuis plusieurs jours pour que je trouve un métier. Je lui ai dit que je ramenais déjà de la thune à la maison et que cela devait lui suffire. Ca payait les courses et les affaires pour l’école de la famille. Je lui ai dit : Regarde la robe que j’ai acheté pour ma soeur et le portable pour toi. 

 

Elle m’a répondu qu’elle ne voulait pas savoir d’où venait cet argent, qu’elle n’en voulait pas, ce qu’elle voulait c’est que je trouve un vrai métier. Un taff honnête, avec des horaires fixes, un patron et une fiche de paie à la fin du mois. Moi, ce que je veux c’est mener un vie facile. Avoir de l’argent et ne pas me tuer à l’usine ou sur un chantier pour l’obtenir comme mon père. Du cash rapide, qui tombe quand je le veux, quand j’en ai besoin. Quand je lui ai dis que je ne voulais pas finir comme le vieux, à quarante cinq ans, le nez dans une chape de béton frais, terrassé par le soleil et une crise cardiaque, ma mère s’est mise à hurler et m’a demandé si je n’avais pas honte de parler de mon père comme ça. Elle m’a saisi la nuque et m’a regardé droit dans les yeux. Comme l’aurait fait un grand frère. Elle me tenait avec fermeté, avec une force que je ne lui connaissais pas. Ma mère a élevé seule quatre enfants et n’a jamais levé la main sur aucun d’eux. Elle était tout d’un coup tellement vénère et son visage tellement près du mien que je pouvais voir le sang affluer dans la veine qui s’était gonflée sur son front. Elle a lâché : tu finiras comme tous ceux de la cité, soit en taule, soit en enfer, et si cela doit arriver, je te le dis, je ferai mes valises, j’emmènerai ton petit frère et tes deux soeurs au bled et tu n’entendras jamais plus parler de nous. Tu peux bien croupir dans une geôle à Frêne ou ailleurs, sur la vie de mes filles, je m’en fiche, mais je ne te laisserai pas déshonorer la famille. 

 

Alors pour lui faire plaisir, j’ai pris le lendemain la ligne A direction Saint-Ju et je me suis rendu au rendez-vous fixé par le conseiller-emploi. Il était huit heures du matin et la rame était bondée de mecs en costumes gris, tous habillés pareils avec leur air coincé et leur attaché-case en faux-cuir vintage, j’étais assis sur un strapontin et je les regardais monter dans le compartiment et s’enfiler les uns derrière les autres comme des perles dans un collier. Ils y retrouvaient d’autres pelos comme eux, en costards-cravates, qu’ils saluaient d’un signe de tête.

 

Un gars est monté, station Méric. La trentaine. Veste sombre cintrée et un iPhone collé à l’oreille. Il parlait fort, donnait des ordres à un interlocuteur qui n’avait pas le temps d’en placer une. Quand le signal de fermeture automatique des portes a sonné trois coups, le mec était trop occupé à gueuler sur son collaborateur pour l’entendre. Les portes se sont refermées et son bras gauche qui tenait un sac est resté coincé à l’extérieur de la rame. Il a soupiré et a dit « Je te rappelle » à la personne à l’autre bout du fils. Le mec a mis son téléphone dans sa poche sans regarder où il le rangeait. Il a essayé de faire glisser son bras entre les deux renforts en caoutchouc  pour se dégager, mais son bras était coincé, il a tenté ensuite d’écarter la partie droite de la porte avec sa main libre, puis il a finalement donné un coup de pied et les deux battants se sont ouverts pour le libérer. Tous les passagers de la rame l’ont regardé et personne n’a bougé pour l’aider. Le gars avait à peine l’espace de se retourner sur lui-même pour regarder les gueules indifférentes des autres passagers. Alors ça l’a saoulé, il m’a toisé de toute sa hauteur et m’a lâché : 

 

—Tu peux pas te lever, toi ? Putain. Y a pas de place, lève-toi ! Le civisme, la politesse, tout ça, ça te dit quelque chose ? 

 

Le mec me regardait fixement dans les yeux comme s’il attendait une réponse ou une réaction de ma part. Il a levé sa main et a arrêté son geste. Je n’ai pas bougé, j’ai juste haussé les sourcils. Primo, je ne parle pas aux gens que je ne connais pas. Deuxio, je ne suis pas un chien, je n’ai pas de maître. Il m’a pris pour qui, ce mec, et il croyait quoi ? Que j’allais me lever et lui laisser ma place ? J’ai écarté mes genoux et j’ai posé mes avants-bras sur mes cuisses. Je me suis raclé la gorge style je-m’en-branle de ce que t’es en train de baver sur moi. Le mec a laissé retomber son bras dans un mouvement de dépit et s’est adossé à la porte. Il l’a bouclé et a continué le voyage en fixant un point au plafond. 

 

A l’arrêt suivant, au milieu du souk de la montée des uns et de la descente des autres, j’ai récupéré le téléphone portable qu’il avait laissé dans sa poche de veste. Le gars est descendu de la rame sans se rendre compte de rien mais une fois sur le quai, il a tâté ses poches, cherchant quelque chose. Les portes du compartiment se sont refermées et le métro m’a entrainé vers une nouvelle station, j’ai vu défiler le quai vide et le mec, qui avait posé son sac sur le sol, et qui cherchait nerveusement dans ses poches un téléphone qui était maintenant dans la mienne. Je lui ai fait un doigt à travers la vitre alors que le métro s’enfonçait dans le tunnel.

 

Je savais que le vendeur de la boutique d’occasion, que je connaissais et qui fermait les yeux sur l’origine du matos que je lui amenais, m’en donnerait facile trois cents euros. C’était un modèle récent, en bon état. Il m’en filerait plus, si j’arrivais à craquer le code pin et à faire débloquer l’appareil. 

 

— On passera chez Momo avant, j’ai du boulot pour lui, j’ai dit à Eddy.

 

Momo, c’est aussi un gars de la cité, mais plus jeune que nous. Il a continué l’école après le CAP. Au bahut, c’était le mec qu’on avait envie de frapper à la récrée : petit, gaulé comme une crevette cornique sans la sauce cocktail, il portait des lunettes genre Harry Potter et amenait partout où il allait ses médocs contre l’asthme et des sandwiches au blanc de dinde que lui préparait sa mère. Je crois que Momo aimait vraiment aller au lycée, discuter avec les profs à l’interclasse. Il kiffait les ordinateurs, pas pour les jeux, non, mais pour programmer des trucs. C’était typiquement le style de gars qui passait ses fins d’après-midi sur internet après les cours alors que tout le reste de la classe était parti traîner en ville : il restait des heures dans la salle informatique à taper sur le clavier d’un PC tellement vieux que même des blédards n’en n’auraient pas voulu. Personne ne savait ce qu’il faisait et tout le monde s’en foutait et on le laissait peinard. Moi, je l’imaginais assis, seul, devant son écran, à poster des commentaires sur des forums d’informatique sur les cartes graphiques MSI GTX 760 2 Go ou à mater des vidéos pornos mettant en scène des cougars et des minets de son âge.  

 

— Oh! tu m’entends, bâtard ? Je te cause, j’ai lâché à Eddy dont je n’entendais même plus la respiration lourde à l’autre bout du fil. Je connais le mec, il était capable d’être parti chier et d’avoir laissé le combiné posé sur la table basse ou d’être aller taper du tabac à un voisin pour se rouler un joint. Allo ? 

 

Eddy a retrouvé un peu de salive et a articulé :

 

— Faut que je criave, on peut passer au macDo avant ? 

 

Depuis l’âge de seize ans, Eddy ne mangeait plus chez lui. Entre les entraînements de lutte et les fêtes, il n’était jamais à la maison, il rentrait juste la nuit pour dormir. Sa mère râlait qu’elle ne le voyait jamais mais pour Eddy ce n’était pas sa faut si elle attendait de lui qu’il soit debout à midi pour manger et rentré à sept pour finir les reste du déjeuner. Sa vieille n’était pas rancunière : elle lui laissait toujours du poulet froid dans le frigo qu’il mangeait à même le plat quand il rentrait bourré. Eddy allait au MacDo à côté du périph. Pratiquement tous les jours. Il devait connaître tous les menus par coeur, à force. Il y retrouvait des gars du quartier. Y emmenait des filles. Une fois, il a même voulu bosser pour le clown et a passé un entretien d’embauche. Le manager, un grand roux à la peau bouffée par les boutons et la graisse de friture, lui avait demandé quel rapport il entretenait avec l’ordre, l’autorité, la discipline et tout un tas de chose dans le même style : Eddy a souri et a dit au rouquin qu’il était lutteur et que bientôt il serait un champion, en attendant il cherchait un boulot tranquille, sans personne pour l’emmerder, les clients, le service c’était pas son truc, le nettoyage non plus, mais la cuisine, pourquoi pas, il avait été inscrit en CAP cuisine, alors faire cuire quelques steaks et faire toaster du pain brioché, c’était bien dans ses cordes mais pas dans ses perpectives de carrière à plus ou moins long terme. Eddy a attendu plus d’un mois que le mec appelle pour l’embaucher, il y croyait vraiment le con, puis il s’est fait une raison et n’en a jamais reparlé mais a continué à aller bouffer là-bas. 

 

—Ouais, d’accord, je t’y retrouve, je lui ai dit.

 

En moins de deux heures, j’avais rejoint Eddy et celui-ci avait englouti trois McFish et un demi-litre de Fanta, Momo avait débloqué et réinitialisé l’iphone et le gars de CashConverters m’avait filé trois-cents cinquante boules en espèces pour le téléphone. 

Nous avions assez de thunes pour nous payer un bar à chicha et quelques bouteilles de whisky. « Et lever une gazelle chacun et passer un bon moment », avait ajouté Eddy. C’était sa vision de la fête : fumer, boire, baiser. Et c’était à peu près à quoi se résumer sa vie ces derniers mois. 

 

On est rentrés chez ma mère pour prendre une douche, nous changer et nous faire beaux gosses : du savon, du musc, un pantalon de jogging propre, un collier de barbe bien taillé et du beurre de karité pour mes cheveux que je peigne en arrière, rien pour ceux d’Eddy qui ressemblent à des poils de cul indomptables.

 

Quand Eddy est sorti de la salle de bain, ma mère s’est écriée en voyant sa face de nègre : « comme il est beau comme un grec ». Elle l’a embrassé sur les deux en enserrant sa tête avec ses mains. Eddy, c’est comme un frère pour moi et un fils pour ma mère. Elle a eu huit enfants, je suis le plus jeune. Eddy, c’est son neuvième gosse. Il s’est assis sur le canapé du salon avec une bouteille de Kro à la bouche, c’est le seul de la maison qui peut se permettre ce privilège. Ma mère ne tolère pas l’alcool et elle me tuerait si elle savait que je buvais. 

 

— Allez, vas-y, gros, file-moi tes Air-Max si tu les mets pas, m’a demandé Eddy, fais pas chier. Elles sont trop classes, avec mon Adidas blanc. Veste blanche, pantalon blanc, chaussures blanches, swag, il a roucoulé. 

 

On a bougé, car ma mère n’arrêtait de suivre Eddy partout pour savoir s’il avait faim, connaître ce qu’il devenait, lui demander s’il avait une copine, s’inquiéter de la santé de sa maman qu’elle considérait comme une sainte femme, elle voulait savoir si son frère allait bientôt sortir de prison, lui dire que c’était un brave gosse qui s’était retrouvé au mauvais moment au mauvais endroit, répéter encore et encore qu’il n’y a avait pas de justice dans ce pays. Le frère d’Eddy faisait de la taule, car il avait pris l’habitude de dealer au pied de la tour où sa famille vivait. Un soir, un mec plus âgé est arrivé, un caïd d’un autre quartier, et ils se sont embrouillés. Mouss, le frère d’Eddy, avait dix-sept ans et c’était un gars nerveux, quand l’autre l’a menacé et l’a bousculé, Mouss a pris peur et a sorti le premier objet qu’il a trouvé dans sa poche. Et avant même qu’il se rende compte de ce qu’il était en train de se passer, il a saigné le mec : un coup de cutter dans la gorge. La lame est rentrée toute seule, profondément dans la trachée du mec, sans que Mouss l’enfonce. Quand les flics l’ont trouvé, il parait que le frère d’Eddy avait toujours le bras tendu, le cutter dans la gorge de l’autre type, une main sur ses yeux pour cacher son visage. Le caïd n’était pas mort et il se tenait sur la pointe des pieds pour empêcher que le cutter s’enfonce davantage. Il avaient les yeux révulsés de colère, nous a raconté Mouss plus tard, et il gargouillait comme le siphon d’un lavabo qui se débouche, il marmonnait des insultes, des fils de pute en veux-tu-en-voila aux flics qui sécurisaient la scène. Aujourd’hui, lui aussi est en taule, mais pour une autre histoire. 

2

On n’est pas le style de gars que les physio à l’entrée des discothèques laissent entrer facilement, alors on a préféré aller dans une supérette acheter une bouteille de Johnny Walker et du Coca et s’installer dans un square, à proximité de la sortie des boites. On a bu et on a fumé en attendant que les premières filles se montrent. Elles sont arrivée bien coiffées, bien maquillées, leur mini sac à main accrochés à leur épaule. Elles tanguaient sur leur haut-talons et réajustaient leur jupe. Eddy a claqué des doigts, c’était le signal. On s’est approché à pas de loup, pas trop près non plus pour que les keufs et les vigiles ne nous repèrent pas. On a joué les mecs cools. J’ai offert une cigarette à un couple de meufs qu’Eddy trouvait mignonnes, je l’air leur expliqué qu’on passait une soirée sympa entre potes. Eddy leur a demandé ce quelles venaient faire par ici et leur a conseillé de faire attention car les mecs qui trainaient dans le quartier étaient des vrais rapaces. Je les ai baratinées, je leur ai dit que nous n’allions pas rester par là parce que ça craignait, que notre première intention c’était de rentrer nous coucher tranquillement chez nos mères mais qu’on n’avait pas pensé rencontrer des filles aussi gentilles ce soir. Eddy hochait de la tête à chacun de mes mensonges. J’ai pris l’air emmerdé, et j’ai dit : 

 

— Du coup, on hésite à rester, on pourrait vous accompagner en boite mais bon, là mon pote et moi, on a envie de calme et je suis sûr que vous aussi, vous avez envie de tranquillité, alors peut-être on pourrait se trouver un endroit à l’écart pour discuter et boire un verre, on a du coca, on a du whisky. Tranquilles, tous les quatre. 

 

Notre numéro était rôdé, ça faisait des années qu’Eddy m’obligeait à faire ce cirque tous les samedi soirs. C’était moi qui parlait et c’était lui qui faisait les yeux doux et roulait des muscles. Parfois, ça marchait. Souvent, non. En général, les filles rigolaient et terminaient leur clopes, puis elles prétextaient qu’elles devaient  retrouver des copines ou rejoindre leurs mecs. 

 

Les deux meufs, des reubeu, une grande assez bien foutue avec des yeux de biche et sa copine, plus petite et plus potelée mais avec une grosse paire de yeinss m’ont écouté attentivement ; la grande m’a regardé lui jouer la comédie avec un air amusé, elle rigolait à mes blagues alors que la grassouillette nous fixait, Eddy et moi, avec un air blasé et méprisant. Eddy avait remonté son débardeur derrière sa nuque et exhibait ses abdos en prétendant crever de chaud. Les filles se sont regardé et ont ricané comme des gamines. Je me suis dit que pour une fois, ça allait marchait, que c’était même du tout-cuit et qu’on allait rentrer accompagnés. J’avais déjà imaginé choisir la grande et Eddy, l’autre. Je me doutais bien qu’il préférait la plus jolie des deux, mais c’est moi qui avait fait tout le boulot. La grosse s’est avancée vers moi et a posé sa main sur ma poitrine. Sans agressivité mais avec une putain de force. Elle a ouvert sa bouche immense dont elle avait peint les lèvres en rouge et a dit :

 

— Arrête ton cirque, bolos, tu nous a déjà fait le coup y a quinze jours. Si t’étais aussi malin que tu le dis et que t’avais un peu de dignité, tu te souviendrais des meufs qui te collent un râteau. 

 

Je n’ai rien pu ajouter. Ca m’a stoppé net. Coupé la chique. Les mots ne sortaient plus de ma bouche et le temps m’a parut suspendu. Elle s’est retournée et a pris sa copine par le bras et elles se sont barrées. Eddy est resté lui aussi scotché sur place, le bide à l’air, sans avoir compris ce qu’il venait de se passer. Il n’a rien dit lui non plus. Je me suis allumé une clope et je lui ai dit qu’on bougeait. Plus tard, j’ai vu la grande faire la queue devant le Living-Room, elle m’a vu et m’a souri. Un grand sourire, franc et sans condescendance. Puis, elle est entrée dans la boite, poussée par sa copine qui venait de remettre en place l’élastique de sa culotte à travers le tissu de sa minijupe. Je n’ai pas compris pourquoi cette fille m’avait souri. 

 

Il était bientôt quatre heures du matin et Eddy avait terminé la bouteille de whisky au goulot alors que je finissais, pour ma part, le Coca qui était maintenant chaud et éventé. Les premières meufs commençaient à quitter les boites, saoules et chancelantes. Certaines avaient retirés leurs chaussures pour ne pas tomber. Elles riaient fort, chantaient à tue-tête un tube qui passaient à la radio qu’elles venaient d’entendre. Elles avaient faim et se regroupaient dans un kebab, à une centaine de mètres, qui était ouvert toute la nuit. 

 

— Viens, on va les cueillir, m’a dit Eddy. 

 

Je crois que je lui ai répondu « si tu veux » mais le coeur n’y était pas. Je repensais à la fille de toute à l’heure et à son sourire. La fille me plaisait, en fait. J’aurai voulu la revoir et pouvoir lui parler sans sa copine. Je ne sais pas ce que je lui aurais dis et je ne sais pas si elle m’aurait écouté. Je lui aurai payé un sandwich et on aurait discuté. Je fixais l’entrée du Living-Room, personne n’en sortait. Eddy avait grave la dalle et les couilles prêtes à éclater, il n’arrêtait pas de répéter qu’il fallait qu’il tire un coup. Moi, je n’étais plus bourré, j’avais la gerbe et plutôt envie de rentrer chez moi pour retrouver mon lit. 

 

— File-moi cent balles, me dit Eddy. 

 

— Pour quoi faire ?

 

— Faut que je baise, mec. Je vais me trouvais une fille, viens. On se prend une fille à deux, hein ? Moi le premier. Je commence, et toi tu y vas après. Pour cent euros, on va bien se trouver une pute qui veut bien. On bouge, viens, on va du côté des quais. 

 

Eddy a balancé la bouteille de Jonnhy Walker vide dans un buisson et s’est levé. Il a remonté son jogging, son pantalon satiné brillait dans la pénombre. Je regardais au loin les filles qui continuaient de s’agglutiner comme des abeilles devant la porte du kebab mais je ne reconnaissais la fille aux yeux de biche. Des mecs commençaient à se mêler aux groupes de filles. J’aurais voulu m’appeler Nicolas ou David, porter un 501 avec un polo Lacoste, comme ces gars. Avoir les cheveux clairs et lisses. Entrer sans difficulté dans les lieux qui me branchent, qu’on me dise « bonsoir, monsieur, merci, monsieur », qu’on me regarde sans crainte, qu’on me respecte sans que je n’aie rien à prouver. J’aurais aimé de ne pas avoir à me demander tous les soirs ce que j’allais faire le lendemain ou dans dix ans. J’aurai souhaité avoir un rôle et une place dans cette ville. Pas le rôle qu’on m’a attribué parce que je vis en banlieue et que j’usurpe parce c’est plus simple ainsi pour tout le monde. J’aurai voulu être quelqu’un de normal, de juste assez banal pour qu’on ne me remarque pas et qu’on  me foute la paix. J’aurai apprécié de ne pas avoir à me poser toutes ces questions  à la con si j’avais été un petit français tout blanc et tout mignon comme dans les publicités à la télévision. Je ne voulais plus être comme Eddy, un banlieusard, qui n’a pas conscience de ma caste et des chaînes qui l’emprisonnent.

 

— Oh, couz, arrête de réfléchir, on se casse. File ta thune, c’est moi qui choisis la fille. 

 

Eddy m’a sorti de mes pensée en me bousculant et en passant devant moi. Il avançait à grands pas comme si toutes les putes des quais allaient disparaitre emportées par un typhon. Je me suis dit que ce mec avait la force d’un taureau et qu’il est aussi borné qu’un animal : il fallait qu’il nique pour se détendre et il allait niquer. Aussi simple que ça. Eddy est Eddy, il n’est rien de plus, rien de moins. L’équation est facile pour lui, sans questionnement, sans angoisse. Il est qui il est.

 

Les quais étaient déserts à cette heure de la nuit. Il y avait quelques filles qui arpentaient le trottoirs. Plutôt jeunes. Jolies. Eddy aime les filles de l’Est. En particulier, les blondes. Et ce soir, il y en avait pour tous les goûts. Des roumaines, des africaines, même une asiatique. Les vieilles, elles, avaient des fourgons avec tout le confort nécessaire qu’elles garaient un peu plus loin, au niveau de l’embranchement sur la rocade. J’ai dit à Eddy que j’étais pas d’humeur et je me suis calé sur un banc à l’écart. J’ai laissé Eddy faire son affaire. Il a d’abord fait un premier tour, maté les filles les unes après les autres, il a les observé, il les a évalué avec un oeil expert, sans leur parler. Cuisses, cul, nichons. Les filles s’approchaient de lui et tournaient sur elle-même en jacassant comme des pies. Elles faisaient semblant de rire, de s’émoustiller, de piailler pour le séduire. Il est passé devant chacune d’elles deux fois. Il s’est arrêté et je l’ai vu discuter avec une fausse blonde aux racines foncées et avec une brune moins jolie. La première faisait des grands gestes en lui parlant, elle lui a fait signe que non, mais Eddy continuait à lui parler et elle a jetté un coup d’oeil soupçonneux dans ma direction, puis elle a fait glisser plusieurs son pouce contre son index et son majeur. Eddy lui a montré le billet de cent euros et j’ai entendu la fille qui disait « argent, argent ». La seconde était maigre comme un clou, elle avait le visage livide et boursouflé, elle avait l’air encore plus shootée et en sale état qu’Eddy après une bagarre. Elle a fait oui de la tête, elle ne m’a même pas regardé. 

 

Eddy m’a fait signe d’approcher et je les ai suivis dans les ruelles qui desservaient les entrepôts, aujourd’hui abandonnés. Ils ne restait que des murs édentés, des fenêtres grillagées et des toits béants. Eddy et la fille se sont arrêtés sous un lampadaire, au fond d’une impasse. Il a tiré un container contre le mur pour les protéger des regards. J’ai vu la fille s’agenouillait au pied d’Eddy tandis que lui s’appuyait les deux bras tendus contre le mur. Elle a baissé le haut de son pantalon de jogging et a commencé à tripoter sa queue. Elle l’a astiqué un moment. Puis, le visage de la fille a disparu dans l’ombre du corps d’Eddy. Il a incliné la tête et a poussé un râle. J’étais à dix mètres d’eux, je faisais le guet et je n’avais aucune envie de participer à ça. La fille devait avoir trente ans, elle avait de longs cheveux noirs, effilés et secs. Des yeux creusés et cernés. Sa peau était blanche comme si elle ne vivait que la nuit, ce qui ne devait pas être faux compte tenu de son activité. Elle portait un gros tatouage sur l’épaule gauche, représentant des perroquets jaunes et violets dans des arbres tropicaux entremêlés les uns aux autres. Ses bras était si osseux que de là où je me tenais j’arrivais à deviner leurs veines violacées. Elle avait tout d’une camée et d’un nid à maladies, cette fille. Je ne comprenais pas ce qui pouvait plaire à Eddy. Ce qui pouvait encore l’exciter. Et pourquoi, cette fois-ci, il avait préféré une brune à une blonde. Notre première pipe, c’était une pute qui nous l’avait faite. On était allés sur les boulevards, on n’était même pas majeurs, et on avait payé cinquante euros une moche pour le faire. Eddy avait joui en deux minutes et moi, je n’avais jamais réussi à éjaculer, je bandais mou, j’ai fait semblant de cracher mon jus et je me suis tiré. Je ne l’ai jamais dit à Eddy. Les putes et moi, on en était restés là. Les meufs et moi, en général, on en était restés là. J’avais bien eu quelques coups mais jamais rien de sérieux. Eddy, lui, continuait à trainer sur les boulevards et sur les quais. Je l’accompagnais, mais je gardais mes distances. Je le laissais faire son truc, je surveillais que des mecs chelous ou les flics ne débarquent pas, puis on allait boire une bière ou manger un truc dans un bar en général.  

 

Eddy était à demi appuyé contre le mur, sa main droite tenait fermement la tête de la fille. Je voyais qu’il tendait son bassin et qu’il donnait des petits coups secs, le bâtard. Je n’aurai pas aimé être à la place de la fille, car Eddy avait un sacré morceau entre les jambes et il aimait que les putes le gobe en entier. Je l’entendais répéter « avale, avale » comme dans un film porno. On a tous nos kiffs, celui de mon pote c'est de leur jouir dans la bouche sans qu’elles s’y attendent. 

 

J’ai allumé une cigarette et j’ai pensé à ce que j’allais faire le lendemain : me lever tard, manger tard, regarder une connerie à la télévision, aider ma mère à faire un truc ou deux, elle avaient besoin que je répare le tuyau d’évacuation de la machine à laver. Peut-être que je pourrais aussi chercher du boulot. Un bon travail. Je sais que le fils d’une des voisines a une société de coursiers. Il pourrait me faire débuter. Le boulot n’est pas compliqué, il suffit d’aller livrer des colis pour des clients : on va chercher la marchandise dans un entrepôts et on doit l’apporter en moins de 30 min à une adresse donner. Il suffit d’avoir un plan ou un smartphone. Même pas besoin du permis. Le mec fournit le scooter et l’assurance. C’est mal payé, mais peut-être qu’en ce moment j’ai besoin d’autre chose que de l’argent. 

 

Une voiture passait au loin sans ralentir, à l’intersection entre la rue et l’impasse, quand ce con d’Eddy s’est mis à hurler que la fille lui avait mordu la bite. Je l’ai vu choper la fille par les cheveux et tirer dessus à lui en arracher le cuir chevelu. Il couinait, et plus il tirait, plus la fille mordait. Il lui a allongé une taloche, puis une autre. La fille a fini par lâcher prise et il l’a projeté violemment en arrière, appuyé son pied contre l’épaule pour la plaquer contre le mur et la mettre hors état de nuire. J’ai vu le crâne de la fille heurter les briques rouges. 

 

— Cette salope m’a arraché la bite, il a hurlé. 

 

J’ai jeté ma clope et je me suis rapproché d’eux. Eddy tenait sa bite entre les mains et chialait. Du sang coulait entre ses doigts. La fille, elle, était toujours agenouillée, les rotules écorchées, le dos collé au mur et elle me regardait sans me voir, ses yeux creusés, grands ouverts et vides.  

 

© 2015 par Pye Marlot. 

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