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LA SAUCISSE

PYE MARLOT

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La meilleure chose que j’aie mangé dans ma vie est une saucisse au fenouil. 

 

C’était en Sardaigne, près de C., dans une ferme tenue par une vieille paysanne, qui parlait un mélange d’italien et de patois rocailleux, aussi sec que la terre que fouinaient les porcs noirs que sa famille élevait. 

 

La viande de ces animaux, qui vivent sur les flancs des montagnes faisant face à la mer, est réputée pour être la plus goûteuse au monde. Ces cochons ont toujours habité l’île ; ils respirent l’air brut du large, s’enivrent de romarin sauvage et de sauge. La pinède, les rochers calcaires et les embruns donnent à leur viande des arômes minéraux et herbacés. 

 

J’ai passé trois ans dans cette ferme et j’y étais heureux, accueilli par cette veille comme un fils. Elle n’a jamais voulu me donner sa recette mais je l’ai vue la préparer cent fois.

 

J’ai découpé deux beaux oignons, pilé trois gousses d’ail frais, mesuré une cuillère à café de sel et autant de poivre concassé, mixé le coeur d’un fenouil avec des graines. J’ai fait fondre l’oignon, l’ail, le bulbe anisé dans du beurre. Ajouter du thym. Une pincée de sucre. Une pointe de curcuma. Rien de plus. 

 

En cuisine, tout doit pouvoir se justifier — le mélange des épices, la préparation des condiments sont des arts et l’assaisonnement est une science.

 

C’est pourquoi j’ai besoin de la meilleure viande, une dont je sais tout de l’origine et dont je ne peux douter de la qualité. J’ai choisi la plus unique de toutes, celle que je connais le mieux, parce que j’ai nourri la bête, parce que je l’ai vue grandir. 

 

J’ai toujours été ce qu’on appelle un gourmet, ni glouton, ni gourmand. Je fais attention à ce que mange et je suis en bonne santé. Je suis encore mince pour mon âge. J’aime le sucre avec modération, le gras avec parcimonie. 

 

La mémoire de l’estomac et quelques vieux souvenirs, il ne me reste plus que ces plaisirs-là.

 

J’ai étudié plusieurs manuels d’anatomie et de boucherie. J’ai repéré les meilleurs morceaux : j’ai lu que chez le porc, en général, on découpe la viande la plus charnue et la plus tendre dans la région jambière et crucale allant de la section de l'ilium jusqu'à l'extrémité distale du tibia. C’est tout bêtement le jambon. C’est là que je me servirai, car la viande est maigre, que le muscle est facilement accessible et que la découpe ne présente pas de difficulté, même pour un débutant comme moi. 

 

J’ai aussi besoin d’une portion de boyau pour servir de gaine à la saucisse. 

J’aiguise avec précaution mon couteau, je fais remonter la lame sur le fusil jusqu’à ce qu’elle glisse d’elle-même, j’écoute le son chantant du fil qui s’affine et devient plus tranchant — l’oreille, puis le toucher me confirment que mon outil est prêt. Je passe un morceau de coton imbibé d’alcool sur l’acier. Je désinfecte aussi un carré de peau de dix centimètres sur dix centimètre, au dessous de la zone ombilicale. 

 

Je prends une profonde respiration et j’incise : un geste franc, une coupure nette. La peau s’ouvre et s’écarte, du sang noir s’écoule aussitôt. J’enfonce mon index et mon majeur dans la fente, je dois passer entre les deux muscles droits de l’abdomen, entailler la ligne blanche au-dessus du muscle piriforme, qui ferme l'enceinte du pelvis pour contenir les viscères. 

 

Je tranche jusqu’aux fibres horizontales du muscle transverse, dernier rempart de chair. Je tousse, c’est une réaction normale. Le corps réagit. La douleur est vive, mais moindre que je l’imaginais. 

 

Mes deux doigts ont disparu dans la plaie à la recherche des tripes. J’ai choisi de prélever une longueur du jéjunum, la partie centrale de l’intestin grêle, car c’est un tube qui peut aller jusqu’à huit mètres de long et que son diamètre est intéressant — entre deux et quatre centimètres, parfait pour en faire la gaine d’une saucisse. C’est aussi une portion de l’intestin très mobile, juste suspendue par le mésentère (la fraise, si appréciée chez le veau ou le mouton), et qui est facile à enlever. Il suffit de tirer un peu et ça vient tout seul comme un fil dans une pelote de laine. Une fois la résection terminée, je recouds les deux extrémités de l’intestin, bout à bout, pour rétablir la continuité. 

 

Le segment que j’ai extrait est aussi long que ma main, il est particulièrement rouge. L’odeur est incommodante. Ca sent la merde, il n’y a pas d’autre mot. Pourtant, voilà deux jours que je jeûne, et j’ai pris hier soir, avant de me coucher un puissant laxatif pour ramollir les selles et les purger facilement. Je passe le boyau sous un filet d’eau clair pour le nettoyer. J’enlève les amas graisseux avec la pointe de mon couteau, je le retourne sur lui-même avec une facilité déconcertante, comme une chaussette, pour le gratter avec un racloir. Une couche de matière rosée se détache. Sans doute, la muqueuse. Je racle jusqu’à enlever toute la matière. Je rince à nouveau. Je frotte avec du gros sel pour purifier le menu. Je rince à l’eau froide. Et je continue à nettoyer avec une brosse à dents. Minutieusement. La membrane intérieure se décolle. Je dois tout enlever. Je verse dans un bol un mélange d’eau et de deux cuillerées de peroxyde d’hydrogène pour y faire tremper le morceau d’intestin pendant une heure. L’eau oxygénée souvent utilisée en charcuterie comme un agent de blanchiment et c’est aussi un bon désinfectant. Je passe à nouveau le boyau sous l’eau, je l’égoutte et le sèche en le pressant, mais pas trop fort. Il a une belle transparence, il est légèrement veiné. Des endroits n’ont pas blanchi, je les ôte, par sécurité, les uns après les autres avec une pince pour m’assurer que la gaine ne prenne pas à la cuisson un mauvais goût. 

Le chaudin est prêt. Il ne me reste plus qu’à le pocher quelques minutes dans de l’eau bouillante. 

 

Je relis mes notes et regarde les schémas que j’ai griffonnés à partir de planches anatomiques. Je dois maintenant découper le principal morceau de viande qui servira de farce.  Je vais tailler dans l’intérieur de la cuisse. L’opération est simple mais il est préférable que je l’effectue assis. J’ai placé une bassine sous mes jambes, au cas où. 

 

Je reprends le rituel de l’aiguisage. Celui de la désinfection. J’ai particulièrement affiné l’aigu de la lame pour un travail de précision. Je fais glisser le couteau le long de ma cuisse droite, dessinant ainsi le plan de la découpe. Je recommence, en appuyant un plus profondément. J’aime la sensation de l’acier froid sur ma peau, la griffure de la pointe. Mon épiderme réagit et s’émeut, mes poils se dressent. Un renflement rouge apparait là où j’ai fait courir la lame. 

J’inspire et je plante l’acier effilé au niveau supérieur du triangle de Scarpa. 

 

Je voudrais sectionner l’adducteur, le long, et une partie de l’ilio-psoas. Putain, cela fait un mal de chien. Je taillade grossièrement dans la masse, j’essaie de ne pas toucher de nerf, mais la douleur est intense. Je fais jouer le couteau pour détacher la chair. Des mouvements de levier. Des torsions. Ca pisse le sang. Je parviens à enlever un escalope de deux-cents grammes. Toute déchiquetée. Le résultat est moche, vraiment moche. Dans la précipitation, je n’ai pas respecté le sens des fibres du muscle, mais qu’importe. Je dois continuer. La blessure est encore plus laide. Ma cuisse est en charpie, éventrée. Il me faudrait plus de viande mais je n’en ai pas le courage de recommencer. J’attrape l’agrafeuse chirurgicale, une Visistat 35W — un modèle pour vétérinaire mais que j’ai eu à bon prix sur Internet — pour fermer les deux lèvres boursouflées de la suture. Je ne sens plus rien, pas même les agrafes pénétrer la peau et la mordre. La plaie ressemble à la bouche sanguinolente d’un monstre grimaçant. Je garderai une vilaine cicatrice, c’est sûr.

 

J’aurais aimé avoir le temps de faire rassir la viande, quatre ou cinq semaines, pour qu’elle s’attendrisse, qu’elle murisse et qu’elle se parfume. Le goût de la chair humaine, ai-je lu, rappelle celle du boeuf : longtemps affinée, elle développe des arômes de noisette, tire sur le foie gras, évoque même le gorgonzola. 

 

J’étale le morceau d’adducteur sur une planche en bois et je commence à le frapper avec un maillet. Il transpire, le jus s’exsude, le sang mousse. Je l’essuie avec un linge propre. Il a une jolie couleur, un beau rouge brillant, plein de vie. Je le coupe en menus morceaux et je verse dessus un peu de bicarbonate pour qu’ils continuent à dégorger pendant que j’installe le hachoir à viande. 

J’enfile le boyau sur l’embout à farcir comme un condom : je  perce son extrémité, je chasse l’air et je le ferme par un noeud. Je rince la chair à hacher avant que les bactéries ne commencent leur travail de décomposition et qu’une légère odeur de suracidification ne se dégage. Je la mélange avec les oignons et les tranches confites de fenouil. J’ajoute l’assaisonnement. Et je brasse bien. 

 

Une douleur aiguë me perce le ventre et me plie en deux. Je sens que les agrafes sont prêtes à sauter et mes viscères à se répandre sur mes genoux. 

 

J’enfonce la préparation dans la trémie du hachoir et je mets l’appareil en marche : la gaine se gonfle comme un ballon de baudruche, la farce est expulsée, elle remplit le boyau. La saucisse se forme petit à petit, elle se tort, elle se tend, elle grandit, elle grossit et s’allonge. Elle a une belle couleur, elle est gonflée, bien arrondie, appétissante. J’hume déjà les effluves de fenouil mêlées à celles sucrées du sang frais. 

 

Je n’ai pas de temps à perdre. Je pose mon vieux grill sur le feu, je veux le chauffer jusqu’à ce que les rainures rougeoient. Je badigeonne la saucisse d’huile d’olive, je la saupoudre de fleur de sel pour qu’à la cuisson le boyau dore bien et devienne croustillant. 

 

Quand je la dépose sur l’acier chauffé à blanc, la saucisse crépite aussitôt. Je ne sens plus du tout ma jambe droite et je pense au calvaire des porcs quand on les égorge. Une délicieuse odeur de viande grillée arrive à mes narines et je me réjouis de voir le dessous de la saucisse commencer à caraméliser. Ma vue se brouille et la tête me tourne, je m’enivre du parfum des épices, l’acidité piquante du curcuma m’étourdit. Je fais glisser avec la plus grande des délicatesses une pelle sous le mets précieux pour le retourner. Il est parfaitement coloré. Je laisse cuire un peu. Une minute pas plus. Je préfère quand la viande est encore bleue. Le fenouil embaume toute la cuisine. L’eau me monte à la bouche, mon estomac se serre. 

 

Tout me rappelle la Sardaigne, ses paysages, ses odeurs. Des sensations oubliées me reviennent : la morsure du soleil sur ma peau, la caresse du vent du large sur mon visage. Je souris. Toutes les tensions de mon corps se relâchent, la douleurs s’apaise. 

 

Je tire une assiette vers moi, je saisis mon oeuvre à l’aide de deux cuillères, je la dépose sur la porcelaine blanche. J’y pique les dents de ma fourchette. Un suc brun s’écoule. La cuisson est parfaite. Je découpe une tranche, amoureusement. La viande est d’une tendreté exceptionnelle. Alors que j’approche le premier morceau près de ma bouche, mon tube digestif éclate et mes intestins se vident. Non, ce n’était pas la faim qui me tiraillait, je m’en rends compte trop tard. Je me lève de ma chaise en m’appuyant sur le plan de travail et je

 

© 2015 par Pye Marlot. 

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