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L'HAMBURGER

PYE MARLOT

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Toutes mes pensées étaient vaines. Les sentiments restreints. Les sensations absentes. Mon cerveau, mon système nerveux tournaient à vide. Les mots étaient impuissants et ne m’ont jamais autant paru aussi banals et inutiles qu’à cette époque-là. Rien ne pouvait me raisonner ou me rassurer, il ne me restait que la colère. 

 

Il me fallait réapprendre à exister par moi-même et être ma propre substance. Ma propre matière. 

 

Je passais ma main sur son dos nu, mes doigts serpentaient entre ses omoplates. Nous étions allongés dans l’herbe, bouquinant, discutant. Son visage était crispé, c’est comme si nos peaux étaient électriques et qu’à chaque contact, je le brûlais. Il ne disait rien. De toute façon, il aurait tout nié en bloc. Mais je ne ressentais plus le halo qui se dégageait ordinairement de lui, qui m’enveloppait, me protégeait, faisait que j’existais. Je pense qu’il l’avait déjà rencontré.

 

J’ai été très heureux. Face à la mer. Dans des draps en lin. Sur le parking d’un supermarché. Dans une cafétéria déserte, le long d’une route nationale. Lors d’un concert de musique punk dans une entrepôt désaffecté. Sous un arbre dans un jardin public. Dans ses bras. Chez lui, dans un studio. Ici, dans notre appartement trop grand. Pendant qu’il dormait contre moi. Quand il chantait faux ou qu’il imitait sa mère. Lorsqu’il posait sa main sur mon épaule. Je l’ai aimé. Entre les bras d’autres hommes aussi. 

 

Je pense souvent aux paroles de cette chanson : Mais le petit non sur les lèvres d’Anna quand je lui demande encore un peu d’amour ; ce petit non-là, c’est de la mort dégueulasse.

 

J’avais à peine touché à mon hamburger. Nous étions moins d’une dizaine de clients assis à la terrasse, mordus par la douce chaleur du soleil du mois de octobre. 

 

Il pense qu’il est lâche et il croit qu’en le disant, il sera pardonné. Il tend sa main vers la mienne, mais se ravise. Il a eu le courage de rester cohérent, mais ce geste suspendu me blesse. Il pleure parce qu’il n’aime pas ce qu’il est en train de faire. 

 

Le plus douloureux, c’est d’être exclu du cercle. Ou de ne devenir qu’une tangente — et je me fous de savoir si quelqu’un d’autre que moi comprend cette géométrie des sentiments. 

 

« — Je devais te le dire, je ne supporte plus d’être malhonnête », murmura-t-il en coupant un morceau de muscle rouge. La viande avait un goût ferreux et amer, malheureux.

 

Le mot apparait pour la première fois, à la fin du douzième siècle, pour signifier déserté. Il vient d’un mot latin construit en opposition à consolare, abandonné, privé de. Ensuite, dès 1300, il prend le sens de dépeuplé et ravagé. Vers 1360, Baudouin de Secours l’utilise pour rendre l’idée d’être plongé dans l’affliction. Le mot subit ensuite une affaiblissement de sens en devenant synonyme de contrarié et fatigué. Rousseau l’emploie, dans Les Confessions, pour décrire ce qui est insupportable ou décourageant. 

 

(La serveuse a desservi mon plat en feignant de voir qu’il était encore intact.)

 

… il a baissé les yeux sur son assiette et a dit qu’il était désolé. 

Non, moi, j’étais désolé.

© 2015 par Pye Marlot. 

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