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LE NECROPHILE

PYE MARLOT

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Quand j’ai poussé mon premier cri, cela faisait vingt jours que Claude Antoine Marie François avait tenté de réparer (sans succès) l’applique au dessus de la baignoire de sa salle de bain. Je ne me souviens de rien. Ni de l’air qui dilacère mes poumons. Ni du déchirement du cordon ombilical. Je sais simplement que c’était ma première mort. Je suis né dans une clinique privée qui a été détruite l’année suivante et à la place de laquelle on a construit, en 1981, un parking sur trois niveaux. Il n’y a eu aucun problème particulier lors de l’accouchement. Mon père n’y a pas assisté et ma mère ne m’a pas pris dans ses bras. Ils n’ont envoyé aucun faire-part. 

 

Enfant, j’étais différent. Je tournais en rond. J’avais mon propre monde. J’avais du mal à me faire des amis. Cela m’attirait la sympathie des adultes, des dames surtout. Je bougeais trop, parlais trop, voulais trop, rêvais trop, imaginais trop. 

 

Adolescent, je ne me suis pas rebellé. 

 

Je n’ai jamais eu d’idole, jamais de mentor. 

 

Adulte, je me suis mis à faire semblant. Et être ce qu'on attendait de moi. Par commodité. 

 

Mon meilleur ami s’est suicidé à l’âge de vingt-et-un ans. Il s’est pendu pour une fille. Il n’a laissé aucune lettre. Il m’avait envoyé un SMS la veille, je ne l’ai jamais dit à personne.

 

J’ai besoin de mettre du sens sur tout. Je pense que toute conséquence a une cause. Tout phénomène a un noumène. J’ai aussi retenu les leçons d’Epictète. Je suis stoïcien dans l’âme et rationaliste par nécessité. Je ne crois pas en Dieu, malheureusement.

 

La mort ne me fait pas peur. C’est même une idée rassurante. J’ai été renversé par une voiture à l’âge de trois ans, heurté par une autre onze ans plus tard, précipité dans un ravin avec cinquante personnes lors d’un voyage en autocar. Des accidents, simplement. J’ai pensé sauter par la fenêtre du troisième étage de mon appartement du 50 place Charles Gruet, une fois. J’ai fait trois dépressions. Vu huit psychiatres. Avalé 4896 comprimés de benzodiazépine depuis 2003, à raison d’un par jour. 

 

Mon père n’est pas mort contrairement à ce que j’ai pu parfois sous-entendre. 

 

Il ne m’a jamais dit s’il m’aimait. Ma mère me l’a dit une fois, quand j’avais sept ans. Ils sont tous les deux incapables d’avoir un geste tendre. Je ne leur en veux pas. Leurs parents étaient eux-mêmes des petits bourgeois, froids et distants. 

 

Je porte les noms de mon grand-père paternel et de mon grand-père maternel. Le père de mon père était STO pendant la guerre, comme Georges Brassens, François Cavanna, Raymond Devos, Michel Galabru, Bobby Lapointe et Alain Robbe-Grillet. Le père de ma mère, invisible de 1939 à 1945. Les frères du premier sont morts déportés dans des camps de concentration, parce qu’ils étaient résistants, communistes ou imbéciles. Les frères du second, d’alcoolisme.

 

Je ne m’attache pas aux anecdotes. Je déteste les photographies. 

 

Je n’ai aucune raison de me sentir malheureux. 

 

Quand j’ai peur, je fais mes valises et je fuis. Bordeaux. Porto. Châteauroux. Lyon. 

 

Je n’ai jamais beaucoup bu mais j’ai essayé les drogues. En vain. Rien ne m’arrachera à la réalité. Même le rêve n’y parvient plus. Je suis hyperconscient, hypersensible. J’ai la nostalgie des possibles. Je ne ressens rien, j’intellectualise tout. Je souffre sans ressentir de douleur. Mais je paie ma dette à la souffrance : je m’ennuie. 

 

J’aime la solitude, l’anonymat, la ville, le bruit, l’odeur de l’acier qui chauffe, l’air étouffant du métro. Je suis plein de contradictions. Je déteste les gens qui disent qu’il n’y a rien à la télévision. Je ne m’intéresse pas à ceux qui se plaignent du temps, de leurs voisins, de leur salaire. Je n’ai aucune opinion sur le conflit israélo-palestinien et sur les cartes postales que l’on achète dans les stations balnéaires. La première fois que j’ai vu le soleil se lever au-dessus de l’océan, c’était sur une île au large de la Bretagne. Un premier janvier. Je n’avais jamais été autant amoureux. J’avais déjà trente-cinq ans. 

 

J’ai rencontré B. à la bibliothèque municipale, il empruntait Le Nécrophile. Je n’avais jamais lu Wittkop. Je lui ai parlé de Fernando Pessoa. De Fritz Zorn et de Milan Kundera. Il avait lu L’Ombilic des Limbes plusieurs fois. Il était persuadé qu’il mourrait d’un cancer de l’anus comme Artaud. Je n’ai pas beaucoup de souvenirs de ma vie avec B., je sais que j’aimais quand il posait sa main sur mon épaule. Je me sentais lié à lui. Comme un cordon. J’existais enfin pour quelqu’un et je n’avais pas besoin de prétendre être quelqu’un d’autre. B. est parti un matin de juillet en laissant une mot sur la table de la cuisine. Ma deuxième mort. 

 

J’ai rencontré sept autres garçons après lui.

 

J’aurai passé beaucoup de temps à aimer. Davantage encore à désaimer.

© 2015 par Pye Marlot. 

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