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L'ORDINATEUR

PYE MARLOT

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Je compte un. (Un temps.) Deux. (Un autre temps.) Trois. (Un autre temps qui me parait une éternité). Quatre. (Et je me demande s’il y aura encore d’autres tours). Je continue à compter. 

 

Ma conscience me donne l’impression d’être hypervigilante comme si elle s’était dédoublée : je suis polyconscient de ce qui se passe, des mouvements du véhicule, de chacune des partie de mon corps (membres, organes, nerfs, tissus). Je n’ai jamais été aussi conscient de moi-même et du fait d’être en vie. L’instinct de survie, m’a expliqué le psy, quelques heures plus tard, dans un français parfait, sans le moindre accent. 

 

Je suis le premier à gravir la paroi rocheuse. ll doit être 6 heures du matin et il tombe de gros flocons fondus. Sur un panneau, un pictogramme qui ressemble à une montagne indique : Serra da Estela, 1993 metros, Beira Alta. Le ravin est un trou noir dont on ne voit pas le fond. 

 

Je marche seul sur la bande d’arrêt d’urgence de l’autoroute. Aucune voiture ne s’arrête, sauf un asiatique, qui panique à la vue de mon t-shirt ensanglanté. Je ne saisis pas ce qu’il dit mais je comprends qu’il a peur que je vienne de tuer quelqu’un. Je lui arrache des mains son téléphone portable qu’il brandit comme une arme et j’appelle les secours. 

  

On dirait un camion de pompiers dans un décor. Le bruit des moteurs, le murmure de l’autoroute en contrehaut, les cris d’une femme restée dans l’autocar et qui appelle son fils. La lumière bleue des gyrophares qui se perd dans la nuit, les feux arrières des autres véhicules qui flamboient, les phares et les projecteurs qui donnent une lumière crue, trop réelle, à la scène. Même l’ambulance semble factice : l’intérieur est immaculé, le brancard est recouvert d’un drap blanc, les étagères fixées à la cabine sont vides.

 

Il n’y a pas de couvertures de survie, ces films métallisés en polyester. On peut en trouver chez Gifi ou La Foir’Fouilles, en France. Une femme, avec un bras bandé, s’arrête et me dit en portugais : « on n’est pas en France, ici ».

 

On me demande si je parle portugais, si je suis blessé, si je comprends, si je peux aider. On me donne une lampe, on m’envoie éclairer un rocher ou autre chose. Je ferme les yeux, car je ne veux pas voir et je ne veux garder aucun souvenir. J’ai reconnu le polo rayé de l’homme qui voyageait à côté de moi.

 

La seule chose qui m’avait importée, alors que le car quittait la route et avait commencé à verser, c’était de compter les quarts de tour que le véhicule faisait sur lui-même. Je n’avais qu’à écouter le choc des corps projetés contre les parois de l’habitacle. 

 

Je crois que, dans ce type de circonstance, contrairement à ce qu’on lit dans les romans, ce n’est pas le film de sa vie que l’on voit défiler, mais c’est à un choix que nous sommes confrontés : celui de fuir la réalité de la situation et de s’évanouir en attendant (au mieux) que cela passe ou bien, alternative à peine plus courageuse, de rester conscient de tout et d’attendre que ça passe.  

 

A chaque tour, je dressais une liste :  tout va bien, je suis vivant, je n’ai rien de cassé ou de blessé (membres, organes, nerfs, tissus), mais mon ordinateur est foutu, tout va bien, je suis vivant, je n’ai rien… Faire cet inventaire m’a permis de rester en vie. 

 

J’ai lu dans les journaux des jours suivants, en dessous d’une photographie prise de moi dans la salle d’attente de l’hôpital et légendée « Il venait pour faire ses études à la Faculté de Lettres de Porto », qu’il y avait eu neuf morts et treize blessés. 

 

Aujourd’hui encore, je suis incapable de me souvenir combien de tonneaux j’ai compté.

© 2015 par Pye Marlot. 

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