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LA MORSURE

PYE MARLOT

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« — Votre frigo est vide », me dit-elle en refermant la porte de l’appareil. 

 

Elle est nue, face à moi. Nue et impudique comme on l’est après l’amour. Je ne dis rien, je la regarde : je la trouve très belle et très jeune. Beaucoup plus jeune que moi. Elle doit avoir vingt ans. 

 

La table de la cuisine est de travers, une chaise est renversée et nos vêtements jonchent le sol.

 

Elle ouvre un à un les placards de la cuisine, à la recherche de quelque chose à manger. Elle est sans gêne. 

 

Je la regarde faire et je m’en amuse : elle remue les bouteilles d’huile et de vinaigre, elle cherche derrière un paquet de farine ou de céréales, elle trouve au fond d’un tiroir du sucre en morceau ramolli par l’humidité et le grignote. 

Alors qu’elle s’essuie les lèvres avec le bout des doigts, je passe ma main sur mon cou brûlant et je masse une petite tache rouge.

 

« — Vous allez garder une sacrée marque, docteur », rit-elle. 

 

Elle a un beau sourire, éclatant. Elle a de grandes dents, saines, bien implantées. Cette fille respire la vitalité et la santé. Il y a quelque chose d’incroyablement vivant en elle. D’innocemment vivant, comme si elle savait qu’elle ne devait jamais mourir. Son corps continue à se développer, à construire du cartilage et des os, à fabriquer du muscles ; ses cellules se reproduisent, se multiplient, se régénèrent ; rien ne meurt encore en elle, elle ne porte aucun des stigmates de ce qui l’attend : les rides, les cicatrices, la mollesse, la fatigue de la chair, la mort. Et plus je le regarde, et plus elle me paraît vivante et incorruptible ; plus elle me regarde, plus je me sens mortel et condamné : elle se nourrit de moi et je la laisse faire. 

 

Elle s’approche et verse sur ma poitrine le contenu d’un flacon de sauce de soja qu’elle a trouvé sur le plan de travail. Elle donne des petits coups de langue et lèche le liquide salé qui dégouline. Je regarde mon corps blanc, parsemé de poils épars, trop longs, trop drus ; je vois ma peau flasque et tombante, les plis sous mes pectoraux, qui ressemblent de plus en plus à des seins et je détourne les yeux de cette masse gonflée et tendue, comme prête à éclater, qu’est mon ventre. 

 

« — Cette sauce sur votre peau me rendrait carnassière », me dit-elle.

La fille me dévore des yeux comme elle a dévoré le sucre. J’en viendrais même à me demander si elle ne se moque pas de moi ou si tout cela n’est pas un coup monté. Un canular. Je n’ai pas l’habitude de séduire mes patientes, cela ne m’avait jamais traversé l’esprit avant. Parce que je suis marié. Parce que ça ne se fait pas. Je n’en avais même pas l’envie, à vrai dire. Et je n’avais jamais été sollicité non plus. Pas à ce point-là. 

 

Cette fille est un démon.

 

Elle m’embrasse à la base de la nuque, elle pose de petits baisers légers ; puis, elle mordille ma peau, elle fait un pli entre ses dents et le fait jouer entre ses incisives et ses canines ; elle aspire doucement, elle tète comme un enfant. Sa main droite est posée à plat sur mon omoplate, sa gauche sur mes reins. Je sens l’échange, la circulation, non, la pénétration de nos énergies. Cette fameuse communication corporelle, alchimie fugace, qui finit par disparaitre avec le temps et qui tue les couples qui se sont aimés. 

 

Je voudrais faire n’importe quoi pour que ce moment ne se finisse jamais.

Je serai prêt à n’importe quoi pour séduire cette fille.

 

Elle s’agenouille à mes pieds, les mains posées sur mes genoux et regarde mon sexe se gonfler. Elle ne bouge pas, n’entreprend rien, ne dit pas un mot : elle regarde simplement le sang affluer dans les tissus calleux, elle étudie les veines bleutées qui se gonflent, le gland qui se décalotte et devient luisant.

 

Tout mon être tend vers ma verge. 

 

Elle saisit un des couteaux de cuisine dans le bloc derrière moi et  fait glisser la lame le long de ma cuisse droite. 

 

Elle lâche un râle, pareil à un ronronnement. 

 

Elle recommence, en appuyant un peu plus profondément. Bien que j’évite son regard, je sais que ses yeux sont posés sur moi, je sens leur intensité et leur folie. Quelque chose se joue en moi. J’aime la sensation de l’acier froid sur ma peau, la griffure de la pointe. Mon épiderme réagit et s’émeut, mes poils se dressent. Un renflement rouge apparaît là où elle a fait courir le fil tranchant.

 

Nous nous taisons. 

 

Elle se lève pour attraper le fusil et aiguise le couteau avec minutie, sans me quitter des yeux. Elle fait remonter la lame sur le fusil jusqu’à ce qu’elle glisse d’elle-même, elle écoute le son chantant du fil qui s’affine et devient plus tranchant — l’oreille, puis le toucher lui confirment que l’outil est prêt.

 

Elle me le tend le couteau. 

 

Et je le prends. Je ne sais pas pourquoi, mais je le prends. 

J’inspire profondément, je remplis mes poumons du plus grand volume d’air possible, je sens l’oxygène monter à mon cerveau jusqu’à m’étourdir et je plante le couteau, dans le haut de ma cuisse, au niveau du triangle de Scarpa. 

 

La fille ne bouge pas. 

 

La lame a pénétré sur une profondeur de cinq centimètres et mes muscles se sont aussitôt tétanisés. Ma jambe est droite, jusqu’à mon pied et mes orteils qui sont tendus. Mes os me donnent l’impression de pas être assez solides pour supporter la tension musculaire, je crains qu’ils se brisent comme du verre. Je sectionne l’adducteur, le long, et une partie de l’ilio-psoas. Cela fait un mal de chien. Je taillade grossièrement dans la masse, j’essaie de ne pas toucher de nerf, mais la douleur est intense. Je fais jouer le couteau pour détacher la chair. Des mouvements de levier. Des torsions. Ca pisse le sang.  Du sang noir. 

 

La fille est toujours debout, accoudée au plan de travail. Elle me regarde, son sourire est moins franc que tout à l’heure. Elle n’a pas l’air effrayée, pourtant. Elle ne regarde pas ma blessure, elle fixe seulement mon visage. Elle caresse avec son index la deuxième tâche rouge qu’elle m’a fait dans le cou. 

 

« — Oui, une sacrée marque », chuchote-t-elle à nouveau dans mon oreille. 

 

Elle pose sa main sur mon épaule et un frisson parcourt mon échine. Sa main est brûlante. Magnétique. Elle me fait un signe de tête, un petit mouvement du front vers l’avant pour m’encourager. 

 

Ma cuisse est en charpie, éventrée, mais je parviens à enlever une escalope de deux cents grammes. Je lui montre le morceau de muscle sanguinolent que je tiens dans ma main mais elle ne le regarde pas.

 

Elle ramasse un à un ses vêtements éparpillés sur le sol et se rhabille. Je garde mon bras tendu vers elle, je suis incapable de parler. La douleur est tellement vive que je ferme les yeux pour ne pas m’évanouir. Je me concentre sur la sensation de mon bras tendu et sur le son des gouttes de sang qui tombent sur le sol. Je l’entends s’approcher de moi, elle prend ma main dans les siennes et recueille avec délicatesse le morceau de viande que j’ai découpé pour elle. J’entends le bruit du couvercle d’une boîte en plastique qu’elle ouvre et le même bruit de couvercle de la boîte qu’elle referme. 

 

Le silence m’enferme entre les quatre murs de la cuisine. La fille s’éloigne, je le sens, je ne ressens plus son intensité. L’air de la pièce devient glacial. L’espace se vide. 

J’entends la porte de l’appartement claquer alors que je m’effondre. 

 

© 2015 par Pye Marlot. 

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