PYE MARLOT
LE SILENCE ET L'OUBLI
LE TUBE
PYE MARLOT

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J’aime prendre le métro.
Je m’assois toujours sur un strapontin, face à l’entrée, au niveau de la troisième porte de la quatrième rame. La ligne C : du lundi au vendredi, 14h. La ligne E : le dimanche, en fin de matinée.
J’aime prendre le métro et j’aime y être tranquille. Je regarde les bailleurs, les dormeurs, les lecteurs de romans à la mode, les négresses colorées et leur marmaille, les messieurs bien comme il faut qui se rendent à leur travail bien comme il faut.
Je suis comme à la maison, ici. J’apprécie le rugissement animal du moteur quand la machine prend de la vitesse, le long cri déchirant des freins quand elle s’arrête et les échos infinis qui se heurtent aux parois des tunnels.
Le métro de notre bien-aimée ville de M. a une acoustique exceptionnelle. Peu de gens y font attention. C’est dommage. Il est monté à la station Hanong. Je l’ai vu tout de suite. Son visage avait l’élégance des profils égyptiens. Il ressemblait au papyrus que maman m’avait rapporté de la boutique de souvenirs du musée du Louvre. Je l’ai trouvé très beau.
Pourtant, il portait un jogging bleu, satiné — le lycra et les matières synthétiques me répugnent en général.
Je le regardais sans qu’il me voie. Il se tenait debout, en face de moi. Les oreillettes blanches de son casque audio pendaient au-dessus de ses oreilles, fines mais légèrement décollées.
Il s’est assis sur le strapontin à côté de moi, après la station Adrien Zeller. Nos genoux se touchaient.
Son genou droit et mon genou gauche. Je l’ai vu sortir de sa poche un petit appareil, un rectangle ridicule. Un bruit tonitruant est sorti de la boîte en plastique. Tous les passagers ont levé la tête et nous ont regardés. Il y avait beaucoup de visages familiers — ici, les gens me connaissent. Certains prennent la peine de me saluer quand ils descendent de la rame.
Cela m’a embarrassé. Je n’entendais plus le crissement de l’acier et les frottements métalliques. Je n’entendais plus le bruit des wagons aspirés par le tunnel. Je n’entendais que le son sourd qui sortait du haut-parleur de son téléphone.
Je l’ai dit : j’aime prendre le métro et y être tranquille.
Je me suis levé et je me suis dressé au dessus de lui : il ne m’a même pas regardé. Cela m’a mis en colère. J’ai saisi les deux boules en mousse du casque et je les lui ai enfoncé au fond des narines. Il a ouvert la bouche en guise de protestation, juste assez grande pour que j’y glisse le boîtier noir. Il l’a avalé, de travers. J’entendais l’appareil résonner dans sa gorge. Ca grésillait, ça ronflait, ça vrombissait : j’ai trouvé ça intéressant. Je me suis rassis sur le siège, à coté de lui, et j’ai écouté.
Nos genoux ne se touchaient plus. Ses jambes étaient tendues, tout son corps était agité par des convulsions. Son pied gauche frappait le sol. A intervalles réguliers. J’ai compté quatre temps. Cela créait un rythme et ce rythme coïncidait exactement avec les emplacements des refuges du tunnel. A chaque refuge, le bruit de la rame semblait se suspendre une seconde : tonnerre, un coup, un refuge, tonnerre, puis un nouveau coup, un refuge… J’étais très attentif. J’ai toujours aimé les mouvements réguliers, les répétitions, les boucles. Les rythmes binaires, en particulier. Un, deux, tic, tac, pin, pon. Alors là, ça m’a plu. Beaucoup plu.
Il inspirait selon des cycles courts. Le tempo était rapide comme celui d’une marche militaire. Il respirait au pas et avec précision. Maman, qui avait étudié la Grande Musique, aurait reconnu le tempo de la marche des troupes napoléoniennes. Il ne bougeait presque plus, il se concentrait uniquement sur la cadence : cent-vingt 120 battues par minute. Parfois, un peu moins. Il fléchissait. Le rythme, lui ai-je dit, il faut tenir le rythme. C’est la constance et la mesure qui ont ont fait la grandeur et le succès martial de notre prestigieuse armée impériale, bon sang! Je doutais que ce garçon ait jamais lu Les Eléments Pratiques du Rythme Mesuré de Ferdinand Fontaine ; néanmoins, je devais lui reconnaître un certain talent et une vraie intuition mélodique.
Sa respiration, qui s’était accélérée, s’était ensuite calmée progressivement, tout en douceur. Les râles étaient devenus plus longs. Plus bas. Plus rauques aussi. Ses muscles s’étaient détendus, ses jambes s’étaient relâchées. Je n’entendais plus qu’un chuintement léger, accompagné d’un gargouillis inattendu. Un rot incongru. La note finale. La coda.
Le silence qui suivit n’en fût que plus précieux. Il faisait partie de la mélodie, à n’en pas douter.
Les autres personnes dans la rame se taisaient elles aussi. Je croisais des regards fascinés, des regards inquiets, aucun d’eux n’osait bouger, subjugués par la beauté de ce que nous venions d’entendre. J’ai tapé dans mes mains, d’abord timidement, puis à grands fracas.
J’ai applaudi. Avec beaucoup d’enthousiasme. J’aurais aimé que les autres spectateurs m’imitent, mais le public du métro est un public difficile.
Oui, à moi, en tous cas, cela m’avait vraiment plu.