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LE BRACELET

PYE MARLOT

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Je ne suis jamais malade mais je me sens toujours profondément fatigué. 

 

Je l’ai acheté autour de 2010, en mars vraisemblablement, à B. Je me souviens avoir traversé la place du Parlement et m’être fait une promesse. Il a une charge symbolique. Je ne l’ai jamais dit. 

 

Je m’ennuie souvent : en réunion, dans le train, dans une file d’attente, au supermarché. Je presse la pulpe de mon index sur ton décor en épis, et j’imprime en creux plusieurs fois à la suite le relief. Pour passer le temps. Je forme sur ma peau des dessins qui ressemblent à des colonnes vertébrales de serpents ou à des fossiles. 

 

Je n’ai trouvé son motif nulle part ailleurs (ni dans des livres, ni sur l’Internet). Il a plus de deux cents ans, c’est sûr (c’est ce que l’antiquaire m’a certifié, un petit homme rond comme une calebasse et qui croyait à son boniment). Et je ne connais pas son origine ou son histoire (l’antiquaire dit l’avoir trouvé, lors d’un voyage, à la frontière de la Côte d’Ivoire et du Mali — une vraie rareté, a-t-il ajouté — mais ce bracelet peut venir de n’importe où, car je sais qu’il mentait). 

 

Mardi : 9h. Mercredi : 10h. Jeudi : je n’ai pas compté. Vendredi : 7h seulement (car je devais me lever tôt pour prendre un train). Samedi : 12H. Dimanche : pareil, sans compter les siestes. 

 

Y. pense que cela vient de toi. Que peut-être tu as appartenu à quelqu’un de mauvais. Qu’on t’a maudit ou jeté un mauvais sort. Il voudrait que je t’enlève. Pour voir. 

 

Le médecin n’y croit pas vraiment. Quand je lui parle du reportage que j’ai vu à la télévision sur les intoxications aux métaux lourds, il sourit. Poliment. Ou avec condescendance. Je n’arrive pas à voir la différence. Il dit que primo, le cuivre n’est pas un métal lourd ; deuxio, que si j’ai peur, je n’ai qu’à enlever mon bracelet ; tertio, qu’il est probable que des traces de cuivres soient absorbées par les pores de la peau ; que de toute façon il voudrait mieux que je le porte moins souvent, surtout l’été quand je transpire ou à la plage. A cause du sel de la mer, j’imagine. Il me préconise quand même des analyses de sang mais il refuse de renouveler mon ordonnance pour de l’oxalate d’escitalopram.

 

Quand je vivais en colocation avec lui, D. se moquait de moi car je tenais un journal de mon sommeil.

 

Le docteur A. se trompe : le cuivre est un métal lourd. Je l’ai lu ce matin dans l’article « Element-trace métallique », sur Wikipedia.

 

Je portais trois bracelets lorsque je suis arrivé ici. Tous tintaient — un cliquetis qui annonçait ma présence avant que je n’entre dans une pièce. Comme un parfum ou le son de pas. La première chose que j’ai faite, quand j’ai aménagé à L., c’est de ne garder que toi. B. ne supportait pas ce bruit. 

 

Y., C., F., S. sans doute non plus.

 

Les Restos du Coeur recherchent des bénévoles et je suis allé proposer mon aide. J’ai été accueilli par un homme d’une quarantaine d’années, un mauritanien ou un ivoirien. Il se tenait accoudé au bar d’accueil, touillant du café filtre dans un gobelet en plastique. Il m’a attrapé le poignet et a examiné mon bracelet, sans me regarder. 

Il m’a fait peur, je n’ai pas attendu que la directrice du centre me reçoive et je suis parti.

 

Dehors, il vente très fort, un vent chaud et continu — j’entresens qu’il doit être facile de devenir fou. 

 

Je suis retourné aux Restos du Coeur hier, mais le grand black n’était pas là. J’ai demandé après lui, mais les bénévoles ne l’ont pas vu. Les autres bénéficiaires ne connaissent pas son nom ou ne voient même pas de qui je veux parler. Des noirs, il n’y a que ça, ici, me répond André, un vieux au visage mangé par une barbe sale et la couperose. Je le sais, je suis là tous les jours, ajoute-il.

 

Pendant les mois chauds, la peau de mon poignet devient verdâtre, une belle couleur. Minérale et tellurique. La manchette droite de mes chemises se tâche d’un vert très doux qui tire vers un bleu plus profond, comme les eaux purs des plages de la méditerranée. Tenes, en Algérie. 

 

Mon ancien colocataire, D. pense être esthète et savant. Il m’explique que depuis le dix-neuvième siècle et Michel-Eugène Chevreul (et évidement depuis les raies de Fraunhofer), on estime cette nuance de couleur à 5 vert-bleu 8 ton (ou à vert-bleu 7 ton selon le fabricant, notamment Tuvée). D’ailleurs, à l’origine, on disait vert de Grèce. Je lui dit pour couper court que mon père, lui, appelle ça : la teinte « bouillie bordelaise ». D. sourit et reprend. Ce n’est pas tout à fait la même chose : le vert-de-gris est l’oxydation du cuivre, et non un sulfate. C’est un carbonate hydraté (mais, souvent sous l’influence de l’air marin, cela devient un chlorure de cuivre — précise-t-il).

Je me remets à appuyer mon doigt sur le décor de mon bracelet pour en contempler le dessin sur mon épiderme.

 

J’ai plusieurs points communs avec Snoopy : regarder une feuille morte tomber me rend heureux, j’aime avoir mes repas à heure fixe, j’écris et je ne serai jamais publié, personne n’aime mes bracelets. 

 

J’ai reçu les résultats des analyses de sang. Je n’y comprends rien.

 

Il a lâché ma main et m’a planté là sans se retourner. J’aurai du lui poser des questions, il avait l’air de te reconnaitre. Je n’ai pu rien dire, j’ai juste été surpris par sa réaction. Sa tension. Peut-être connaissait-il le sens de ce symbole : un demi cercle, comme un arc-en-ciel, avec trois points, symétriquement repartis. 

 

Y., dont la mère est indienne et le père algérien, et qui a été élevé par un couple de beatniks anglais, dans une ferme des Monts-D’Or, pense que c’est un bracelet peul (pêhl, dit-il avec son drôle d’accent) ou berbère : les trois points représentent des points cardinaux, comme sur les croix d’Agadez.

 

Depuis trois semaines, je n’arrive plus à quitter mon lit. Je n’arrive pas à m’arracher au sommeil. Je dors et me rendors.

Mon corps me donne la sensation de peser une tonne. 

 

Je reprends de l’oxalate d’escitalopram, deux comprimés de dix milligrammes par jour, associé à un anxiolytique que je ne connais pas — le docteur A. a finalement consenti à m’en prescrire à nouveau. 

 

Pour t’enlever, il faudrait une pince et prendre le risque de te tordre ou te casser. Quoiqu’il en soit + métaphoriquement + médicalement : tu me fais du mal.

 

Il devait mesuraer deux mètres et sa peau était aussi noire que son blouson en cuir. Il m’a attrapé la main et il m’ a demandé : où l’as-tu trouvé ? Je lui ai répondu que je l’avais acheté. Où ? insista-t-il. Chez un antiquaire, il y a longtemps, il a fermé depuis. Tu es sûr ? dit-il avec méfiance. Il passe ses doigts sur mon poignet et le bracelet pour en déchiffrer les reliefs, comme ferait un aveugle. Tu ne devrais pas le porter. Après un silence : prends-en soin, lâche-t-il en me regardant droit dans les yeux, avant de quitter le bar. 

 

© 2015 par Pye Marlot. 

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