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L'EPIPLOON

PYE MARLOT

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Il faut enlever les deux ovaires, les trompes de Fallope, l'utérus, mais également l'épiploon, quelques ganglions lymphatiques, trois peut-être, et une partie de l'intestin. Je répète dans ma tête la liste des organes. Ovaires. Trompes. Utérus. Ganglions. Intestin. Et épiploon aussi. Ce sont des bouts de moi. Pas des organes vitaux. Et lui en parle comme de la viande. Le gynécologue me demande si j'ai bien compris. Ce n'est pas un sacrifice. C'est pour ma survie. Il faut tout enlever. Rogner, gratter, nettoyer. Amputation. Il n'a pas prononcé le mot mais c'est tout comme. Je pense à mon grand-père qui avait perdu un bras. Son moignon me dégoûtait. Enfant, je refusais qu'il m’embrasse. L'utérus. L’abdomen. Juste des bouts. Je ne peux pas penser à autre chose : mon bas-ventre est devenu une planche d'anatomie bouchère et chaque partie infectée porte un numéro. L’intestin, pas l'abdomen. Toddbetrübt dit que je confonds l’abdomen et l'intestin, il veut m'expliquer à nouveau. Il y a encore une heure, je ne savais pas ce qu'était l'épiploon. Je ne savais pas non plus que je n'aurai jamais d'enfant.

 

Pourtant, je ne souffre pas. C'est étonnant, car la maladie a progressé ces dernières semaines. Je n'ai pas de douleurs au niveau du bas-ventre, juste des saignements. Souvent après les rapports sexuels. Je n’ai plus d’appétit, je suis constipée, quelle importance ? Mais je ne souffre pas. Il me parle d’écoulements vaginaux séreux, d’aspect clair, nauséabonds. Je ne sais pas. Je n'aime pas imaginer l’intérieur de mon corps. Les fibres des muscles, les tissus, les fluides. Toutes les viscères me répugnent. Je ne supporte pas d'écouter mon cœur battre ou de sentir le sang pulsé dans mes veines. Il dit qu’il entend mais qu’il doit me reposer la question.

 

Ce médecin essaie de bien faire, mais il ne veut pas comprendre. Hippocrate, tout ça, je m’en fiche. Il essaie de me convaincre. Toddbetrübt est compétent. Bien sûr que j’ai confiance en lui. Compétent et laid. Il me rappelle Sartre. Enfin, l'image que j'en ai gardée, depuis le bac de français. Je ne connais qu'une seule photographie de Sartre. Celle qui figure sur la couverture de l'édition de poche des Mots. Sartre vieux. Son visage m'avait intrigué à l'époque. Je n'ai lu le bouquin que pour ça. Parce que je savais qu'il y parlait de sa laideur. Je ressentais une aversion identique pour Marguerite Duras, que j’avais vue à la télévision : comment ces gens pouvaient-ils se regarder dans un miroir et accepter ça ? Ces faces ravagées, ces traits épais, ces plis tombants. Et cet œil révulsé. Le même. Sartre et Duras  : l’œil gauche. Toddbetrübt, lui, ne louche pas, mais il a cette lèvre charnue et pendante, toujours luisante, qui ourle sa bouche immense. Le docteur Toddbetrübt est laid et sa laideur me rassure. Cela l’oblige à rester neutre. Professionnel. Et moi, je suis sereine. Sereine, car il n’y a pas d’enjeu. Je n’aimerais pas qu'un médecin séduisant me touche, je n’aimerais pas qu’il m’ausculte comme une bête et ne vois ma chatte que comme une chose à soigner. Je ne veux pas être réduite à ça. 

 

Non, je n’ai pas mal. Je n’ai pas peur non plus. Je voudrais simplement être ailleurs. Sortir. Retourner m’assoir sur la banquette en skaï de la salle d’attente. Ou sur un banc. Dehors. Simplement m’assoir. Faire comme la semaine dernière. Et la semaine précédente. Me poser comme une chose. Sentir mon corps s’enfoncer dans la mousse de l’assise ou s’écraser contre le bois. Ressentir tout mon poids et laisser mes pieds effleurer le sol. Je n’ai jamais eu le sentiment d’appartenir autant à ce monde et d’en être aussi détachée.

 

Je pense à Jacques. Avec qui je travaille. Je pense à Jacques ou à mon patron — je ne sais pas bien, en fait. Il se confondent. Cela fait quatre ans que je couche avec mon patron, mais combien de fois l’ai-je fait avec Jacques ? Juste Jacques. Au tout début, sûrement. Quand Jacques était encore Jacques pour moi. Quand il m’a emmené déjeuner chez Bresson pour relire un discours et qu’il m’a parlé de lui, de son insatisfaction existentielle, de ses ambitions. Quand il m’a dit pour la première fois qu’il quitterait sa femme et ses deux filles et que je l’ai cru. Là, c’était Jacques. Quand nous nous sommes retrouvés dans un hôtel désert, à Royan, pendant trois jours, pour Noël. Là encore, c’était Jacques. Quand je lui ai annoncé, un soir après un meeting pour les législatives, que j’étais enceinte et qu’il n’a rien dit : là, sans que je le sache, c’était mon patron qui ne m’avait pas répondu. Jacques aurait voulu être de gauche et protéger les gens. Il pense vraiment qu’il aime les gens, il les aime comme un berger aime ses moutons. J’ai avorté. A treize semaines. J’ai du les compter devant le médecin. J’ai compté comme si cela n’avait pas d’importance pour moi : douze grandes messes à la mairie, deux parutions du bulletin municipal, vingt-sept réunions, deux soirées avec Jacques, quatre-vingt dix jours exactement sans avoir mes règles. Treize semaines, a confirmé le médecin. Ce n’était pas Toddbetrübt, Jacques m’avait envoyé chez un ami à lui. Plus discret. Plus conciliant aussi. C’était un samedi matin. La veille de l’élection de Jacques. Monsieur le maire, député-maire. Il était si heureux qu’il a redemandé sa femme en mariage, le soir-même, devant les caméras de la télévision locale. Je n’ai jamais été pour lui qu’une brebis.

 

A partir de ce jour, je n’ai plus voulu coucher avec Jacques, je couchais avec mon patron. C’était un travail comme un autre. J’aurai pu refuser. Toutes les attachées de communication couchent avec leur patron. Pour de vrai, pas toutes — mais sur le papier, elles le font. C’est le job. Je n’ai jamais aimé Jacques. Je ne suis jamais tombée amoureuse. Il ne m’en a pas laissé le temps, heureusement. Je m’en rends compte aujourd’hui. Tant pis. Je ne sais pas si j’aurais aimé aimer Jacques. Dans d’autres circonstances, je veux dire. C’est un bel homme, bien qu’il prenne de l’âge. Ses mains commencent à se tâcher. C’est homme intelligent, ambitieux.  Egocentrique. Pourtant, Je ne le déteste pas. Je continue à le voir. A me laisser prendre. A me laisser faire. Ce n’est pas pour le sexe. Je n’ai pas de gros désirs, contrairement à ce qu’il pense. D’ailleurs, je n’aime pas son pénis. Long, fin, trop rose. Grotesque. L’odeur aussi. Il se parfume le pubis. Du musc. Le même aftershave que celui qu’il utilise pour se rafraichir les joues. Il doit penser que c’est plus agréable pour moi, mais je déteste la fellation. 

 

Oui, j’espère sincèrement n’avoir jamais été amoureuse de Jacques.

 

Je ne peux pas l’avoir aimé. Si c’est de l’amour, ce que j’ai eu pour lui — ces envies, ces fulgurances, ces nausées — si c’est ça, l’amour, c’est décevant. Ca ne peut pas être pour ces choses-là que des gens se battent. Personne ne voudrait mourir pour ça. 

 

Moi, je vais mourir. Je le vois dans le regard de Toddbetrübt et je ne ressens rien. 

 

Jacques m’a demandé, il y a un mois, où est-ce que je me voyais dans trois ans. Nous étions à la machine à café. Il a posé la question avec une voix naturelle, un gobelet en plastique à la main. Décontracté. Je ne me suis pas demandé pourquoi il voulait savoir. Je ne me suis pas demandé s’il parlait à sa collaboratrice ou à sa maitresse. Non. Je n’ai pas pensé à tout ça. J’ai pensé à moi. A ma situation actuelle. Trois ans encore, voilà ce que je me suis dit. Je ne tiendrai pas encore trois autres années, voilà ce que je me suis répété. Je n'arrivais pas à articuler un mot, je fixais Jacques dans les yeux parce que je ne pouvais pas faire autrement. Ma main droite tremblait. Juste l’extrémité des doigts. Jacques ne semblait s'apercevoir de rien. Il n’a pas attendu ma réponse, Jacques n’attend jamais. Il a souri : « Marilyne, je voudrais que ce soit toi qui t’occupes de ma prochaine campagne.  Tu mèneras l’équipe. » 

Brebis et chien de berger. 

 

Trois ans, cela me paraît une éternité. Je me rends compte que ces prochaines années ressembleront probablement aux dix dernières. Je réalise que rien ne changera, ni ma carrière, ni ma vie, ni Jacques, ni moi. Je n’en veux à personne. Peut-être, serai-je toujours coincée sur cette chaise, la mâchoire serrée, à écouter le docteur Toddbetrübt faire l’inventaire de mes organes malades. Infectés les uns après les autres. Toddbetrübt aime faire des listes. Compter le rassure. Moi, je ne veux plus recenser, chiffrer, calculer. Plus de nombres, plus de comptes.

 

J’ai trente-sept, je sais que je suis jeune mais, lorsque j'étais enfant, je ne m'imaginais pas vivre aussi longtemps. La vieillesse m’écoeurait. Petite fille, je n'aurais pas aimé devenir veille. J’ai conscience — je souffre d’avoir conscience qu'il me reste trois longues années à vivre, à dormir, à manger, à chier, à faire des allers-retours, à prendre des cyclophosphamides, à attendre, à espérer, à faire des projets, à lutter et je me sens lasse. Et je n’aurai plus jamais mes règles. Je veux au moins garder mes cheveux. Je ne les teindrai plus. 

 

Soudain, tout devient clair. En un instant. Toddbetrübt me demande si j’ai bien compris le risque. Je lui souris. Le seul risque que je prends, c’est que les choses restent ainsi, comme elles ont toujours étaient pour moi. Il me parle de ses patientes, de celles qui ont eu peur et qui ont résisté. Il y a un espoir, me dit-il. Je sais. Les autres femmes se battent parce qu’elles veulent conserver ce qu’elles possédaient avant la maladie. Leur famille. Leur travail. Une idée du bonheur. Elles pensent que leur vie vaut la peine d’être vécue. Ca doit être l’instinct de survie. Moi, j’ai bien réfléchi. C’est un autre type de réflexe primaire qui me pousse. Assise sur la banquette en skaï de la salle d’attente ou sur un banc dans un parc. Je me suis demandé s’il y avait quelque chose de meilleur qui m’attendait après la maladie. Autre chose que la guérison, la joie de la victoire. J’ai eu le sentiment d’avoir toujours vécu superficiellement, à la surface des choses. Et j’en ai eu honte. Honte comme à sept quand Madame Bernachon, la femme du boulanger, m’a surprise la main dans ma culotte, en train de cacher des mistrals gagnants. Alors j’ai compris qu’il n’y avait rien de mieux ou de meilleur que cette maladie elle-même. J’avais perdu d’avance. Le seul espoir qu’il me restait, c’était de prendre la bonne décision. Je n’ai jamais eu le courage de dire non, avant aujourd’hui. J’ai eu besoin de tout perdre pour comprendre. Il n’y a plus rien à rogner, gratter, nettoyer : mon utérus, mes ovaires, mon ventre sont restés vides. Toddbetrübt peut bien m’enlever l’épiploon, le mal est ailleurs. Ce n’est pas un cancer, c’est un poison qui me tue. La bile noire. Mon utérus, mes ovaires, mon ventre sont morts. A huit jours près. J’avais attendu treize semaines et je n’ai pas eu la force de dire que je ne voulais pas. Personne ne m’a forcé à avorter. Il restait une semaine et je n’ai rien dit. 

 

Je repense à la question que Jacques m’a posée. 

 

Je ne veux plus dépendre de quelqu’un et je ne veux plus que quelqu’un ait besoin de moi. Je suis heureuse que ce bébé ne soit jamais venu au monde. Il aurait quatre ans et une mère morte.

 

Oui, dans trois ans, je serai morte.

 

© 2015 par Pye Marlot. 

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