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LE PARACHUTE

PYE MARLOT

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Comme tout bon petit bourgeois, je ne jette rien et je thésaurise. Dans un coffre en bois, j’ai conservé tous les textes que j’ai écrits depuis l’âge de onze ans, mes journaux intimes entre 1996 et 2009 et quelques photos de mes acteurs préférés. 

 

J’ai offert à ma mère un recueil de textes que j’avais écrits, imprimés sur un joli papier vergé de couleur ivoire. J’avais choisi mes textes les plus aboutis et j’avais soigné la présentation et la mise en page — me disant que le raffinement de la forme excuserait les lacunes du fond. Je leur ai remis sans cérémonie à l’occasion d’un déjeuner, au printemps. 

 

MOI (avec une nonchalance feinte) : J’ai choisi les textes les plus aboutis, j’ai pris du joli papier aussi — me disant que le raffinement de la forme excuserait les lacunes du fond. Ce n’est pas vraiment un cadeau. 

 

MON CHAT : … on dirait un gamin qui remet un collier de nouilles à sa maman pour sa fête. 

 

MOI (chassant le chat) : Pschhht !

 

MA MERE : Ah, merci. 

 

J’ai vu ma mère, une fois le déjeuner terminé et la table débarrassée, emporter la liasse de feuillets pour aller la lire près de la cheminée du salon. Elle a feuilleté quelques pages, a regardé les photos que j’avais insérées pour illustrer certains textes ; puis elle a posé le tas de feuilles sur une chaise et a repris la lecture de son roman, un pavé de plus de huit-cents pages sur l’histoire d’un détective anglais du XIXième qui enquête sur le meurtre sauvage d’une infirmière volontaire et vertueuse, battue et étranglée, à son retour de la guerre de Crimée. 

 

Plusieurs semaines plus tard, je lui ai demandé si elle avait lu ce que j’avais écrit. 

 

MA MERE : Non, pas tout.

 

Ce n’était pas la réponse que j’attendais. Et je restai interdit. Scotché à ma chaise comme un pilote  d’avion à son siège éjectable, expulsé hors du confort cotonneux du cockpit. Ma mère est une  lectrice boulimique, sacrifiant parfois la quantité à la qualité mais il ne se passe pas une année sans qu’elle ne lise le Goncourt, le Femina ou l’Interallié. Alors quelques pages de plus ou de moins, je ne comprends pas. 

 

MA MERE : … mais je sais où il est rangé, je peux aller le chercher si tu veux. 

 

Je la suis mollement dans la pièce où nous rangeons les livres lus sur des rayonnages et que nous n’appelons pas bibliothèque, par humilité. Je retrouve le livre sur le détective anglais posé sur une étagère, à côté du dernier Houellebecq et d’un bouquin sur Roger Trinquier et la guerre d’Algérie. 

 

MA MERE (qui cherche dans les rayons du bas) : Je n’aime pas lire de nouvelles, tu sais bien, ça ne m’intéresse pas. 

 

J’ai toujours l’impression imagée d’avoir le cul collé à mon siège éjectable, j’actionne désespérément un bouton mais mon parachute ne s’ouvre pas : je ne lui avais pas demandé de relire tout Zweig, Calvino et Carver ou de théoriser un genre littéraire mais de lire sept petits textes de trois pages écrits par son fils, imprimés par son fils et donnés par son fils.

 

MA MERE : Et puis, franchement, je pensais que ça parlait de toi. 

 

On pensera ce qu’on voudra mais j’ai été rassuré de constater que le récit d’un homme épuisé — qui se vide de son propre sang, par amour et par fidélité, pour en faire du boudin, boudin qu’il offre à manger à sa femme, succube vieillissant perdu dans les méandres de sa mémoire et d’Alzheimer — n’ait pas été pas envisagé par ma mère comme une oeuvre autobiographique. Pourtant, il y a plus de moi dans cette histoire qu’il n’y parait. 

 

MON PSY : J’y vois une double angoisse, un besoin insatiable de fusionner et la crainte de perdre de l’autre. La séparation. La rupture. Votre mère vous a-t-elle allaité, Vincent ?

 

La chute est vertigineuse. Un nutritionniste avait déjà émis une hypothèse similaire concernant mes intolérances alimentaires. Tous mes problèmes, mes échecs amoureux, mes relations conflictuelles avec l’autorité, mes problèmes de digestion et de côlon irrité auraient donc la même cause ? Le lactose maternel. 

 

UN AUTEUR (un de ceux que l’on invite facilement au talk-show à la télévision, parce qu’il prend bien la lumière) : Peut-être que l’on écrit pour se sauver soi-même ? (Long silence, il baisse le regard). Ou pour se vider de quelque chose, comme un animal se purge. (On l’entend avaler sa salive). Je crois que j’aurai été alcoolique si je n’avais pas été écrivain.

 

UNE PETITE VOIX AU FOND DE MOI : Tu n’es ni l’un, ni l’autre. Tu ne tiens même pas l’alcool. Tu ne publieras pas. 

 

Je ne peux pas donner tort à cette petite voix aussi imaginaire soit-elle — ce moment de lucidité m’offre un répit dans ma chute libre. Et je suis d’accord sur un point : 

 

BERNARDO SOARES (hétéronyme de F. Pessoa, poète alcoolique et portugais, mort prématurément sans avoir jamais été publié) : Publier, horrible socialisation de soi-même.

 

MOI : … mais aussi méprisable, mercantile, impudique, putassière, risquée, erronée, triviale, banale, inutile, stérile et vaniteuse socialisation. 

 

Je pense qu’écrire ne sert à rien aujourd’hui, que c’est un plaisir démodé comme jouer au cricket ou collectionner les cartes postales. Les derniers auteurs contemporains disparaitront avec le livre, le papier et les reliures piquées et brochées. D’ailleurs, lire n’est pas plus profitable qu’écrire. Et c’est une activité particulièrement chronophage.

 

MOI (dans ma tête) : Il faut inventer autre chose. Une autre façon de raconter une histoire et j’ai le sentiment que cela doit passer par l’image. 

 

UNE PETITE VOIX ENCORE (railleuse) : C’est pourquoi le cinéma et la télévision existent. (Plus constructive). Tu pourrais écrire le scénario d’une série, pour commencer. Ou un script pour la télé-réalité. Quelque chose qui marque les gens et qui les intéresse. Peut-être que tu n’es pas fait pour la grande littérature, mais pour écrire dans l’ombre. 

 

Le vide continue à m’aspirer, je tombe et je sais que mon parachute ne s’ouvrira pas. Je bats des bras comme si j’avais des ailes, j’essaie de m’accrocher aux branches.

 

MOI (debout, toujours à côté de ma mère qui vient de trouver le livret que je lui ai offert) : Tu te souviens, ado, je voulais être journaliste de presse. J’ai bien fait de ne pas persévérer, les journaux disparaissent les uns après les autres.  

 

MA MERE (feuilletant le livret de pages ivoires) : Oui, c’est vrai. (Silence). Tiens, tu as laissé plein de fautes, t’as vu?

 

Je m’écrase sur le sol. En silence. 

 

MA MERE : … mais c’est plutôt bien écrit.

 

Mon parachute s’ouvre enfin et s’étale sur le sol, dans un bruissement de polyamide tel un  ballon qui se vide ou un rideau qui se tire, mais c’est trop tard. 

© 2015 par Pye Marlot. 

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