PYE MARLOT
LE SILENCE ET L'OUBLI
LA GOUTTE
PYE MARLOT

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Paul Berreson avait pris soin de sa femme toute sa vie.
Aussi, chaque samedi matin, avant de lui donner son petit-déjeuner, il serrait un garrot en caoutchouc autour de son avant-bras gauche, piquait la veine médiane au creux du coude, et laissait couler le sang par l’aiguille et le tube pour remplir une bouteille en verre. Il retirait ainsi toutes les semaines un demi litre de sang du corps de Jeanne, qu’il conservait aussitôt au réfrigérateur, puis s’en allait au marché.
Là-bas, il faisait les commissions pour la semaine ; passait chez le maraîcher, saluait la fleuriste, achetait un chaudin frais chez le charcutier et s’arrêtait à la boulangerie pour discuter. Il avait longtemps travaillé dans cette charcuterie et le boulanger était le fils d’un ami qu’il connaissait depuis la petite école. Dans un petit village comme celui dans lequel vivait Paul, toutes les familles se fréquentaient et les enfants grandissaient ensemble. Certains se chamaillaient et restaient fâchés à vie, d’autres s’épousaient.
Paul et à Jeanne s’étaient rencontrés à l’âge de sept ans et s’étaient mariés douze ans plus tard. Ils n’avaient pas eu d’enfants et en étaient malheureux. Jeanne n’avait jamais eu de menstruations, même pendant la puberté, et cela n’avait pas inquiété ses parents. Elle était un oeuf vide, un caco. C’est ainsi que sa belle-mère l’appelait et ce surnom avait pris avec le temps une dimension tragique. La stérilité, la neurasthénie et la maladie d’Alzheimer avaient emporté son esprit ailleurs, loin des réalités d’une vie ménagère et rustique. Jeanne vivait ici, sur cette terre qui l’avait vue grandir, mais son âme s’égarait.
Elle passait des heures à rêvasser, assise sur le tronc d’un arbre mort, à marcher pieds nus sur la grève de la rivière, à se promener sans but sur les chemins de terre ou dans un champ moissonné.
Sa voix s’était éteinte une fin d’après-midi d’août, le jour où une des vaches d’une ferme voisine avait mis bas un veau mort-né.
Au fil des jours, Jeanne disparaissait, se vidait d’elle-même, elle semblait s’évaporer, se dissoudre dans l’air. Paul la trouvait parfois debout, devant la fenêtre, à scruter l’horizon, immobile pendant des heures. Il ne restait d’elle que son corps — un poids que Paul avait la charge de nourrir, de laver, de langer, d’habiller, de coiffer, d’entretenir. Il ne la reconnaissait plus, Jeanne était devenue l’ombre pâle, la survivance floue de la femme qu’il avait aimée. Paul avait peur de la perdre complètement. Il n’avait qu’elle et n’avait toujours eu qu’elle. Il n’avait pas eu d’autre vie que la vie à ses côtés, cette vie-là qu’il avait tant aimée et qui sombrait chaque jour un peu plus. Le futur, quand il est compté, est une chose affreuse. Paul ressassait pour Jeanne leurs souvenirs, lui racontant les mêmes anecdotes, sortant le vieil album de photographies et tournant avec elle les pages et les années. Paul était un vieillard encore robuste pour son âge, mais il se battait contre plus fort que lui : il essayait de se rappeler tout ce qu’elle avait oublié.
Paul et Jeanne s’étaient aimés à la folie. A proprement parler : à la folie. La cervelle de Jeanne pouvait bien tout oublier, elle pouvait confondre les dates, les prénoms, ne plus reconnaître les visages mais leur amour, celui qu’ils avaient éprouvé l’un pour l’autre, était ancré dans leur chair, incrusté aussi profondément qu’un fossile dans le calcaire. Ils étaient liés l’un à l’autre, et ce lien était une évidence, une force protectrice qui les dépassait et les manipulait, quelque chose dont ils ne s’étonnaient pas et qu’ils ne songeaient même pas à questionner. Cet amour-là était un amour sans doute, sans méfiance. Et ils l’avaient scellé, ritualisé, sacralisé.
Cela remontait à plus de soixante-dix ans. Ils étaient allongés dans l’herbe, sous un grand arbre. Ils devaient avoir douze ou treize ans. Jeanne portait une robe en lin léger, une robe un peu trop courte pour sa taille, et Paul pouvait deviner, à la naissance de ses cuisses intérieures, le tissu rose de sa culotte et l’ombre de son pubis. Jeanne aimait l’intensité du regard que Paul posait sur son corps et feignait de pas y faire attention. Bien qu’à peine sortie de l’enfance, elle se rendait compte du pouvoir qu’avait une femme sur un homme. Cependant, ses propres désirs ne l’intéressaient pas (l’amour charnel ne l’inspirera jamais, elle trouvera toujours la chose commune et lassante). Jeanne avait inventé un jeu : elle avait percé la peau de l’index de Paul avec une aiguille de couture, elle l’avait enfoncée jusqu’à ce que la douleur soit trop vive et qu’il lui demande d’arrêter ; elle avait pressé entre son pouce et son majeur le doigt meurtri pour faire perler une goutte de sang. Elle avait porté le doigt à sa bouche et l’avait léché.
Il s’agissait d’une simple goutte de sang ; pourtant, Paul sentait que tout son être, tout ce qui l’animait, s’était concentré dans cette goutte.
Jeanne piqua son doigt à son tour et le posa sur les lèvres de Paul. Il entrouvrit la bouche et sortit sa langue, timidement. Juste la pointe. Il sentit ses papilles se rétracter au contact du liquide chaud. Il frissonna. Il fût surpris par la saveur ferreuse. Il aima le goût sucré.
Jeanne souriait, heureuse. Infernalement heureuse. Une étrange lueur brillait dans son regard et Paul ne savait pas comment l’interpréter. C’était le plus beau don, lui dit-elle, l’acte le plus généreux et le plus pur qu’un coeur amoureux puisse faire. Se donner à un autre coeur. Offrir ce qu’il avait de plus vivant en lui. Maintenant, il vivait en elle et elle en lui : ils partageaient le même sang. Paul n’avait pas bien compris ce qu’elle voulait dire, il trouvait que c’était du bavardage. Jeanne, pensait-il, avait une idée bien romantique du coeur. Lui, qui était apprenti chez le charcutier du village, voyait défiler tous les jours sur son billot des coeurs, des tripes, des foies sanguinolents et morts, désespérément morts. Il n’y avait rien de beau là-dedans. Et en plus, ça sentait mauvais. Le coeur n’était pour lui, à cette époque, qu’un organe, à découper, à hacher, à mouliner.
Jeanne se frotta le poignet pour enlever un brin d’herbe séché et piqua l’aiguille dans une veine bleutée. Le sang coula aussitôt. Paul eut peur qu’elle tâche sa robe et se précipita pour lécher le sang. Il attendit quelques secondes et le sang s’écoula à nouveau. Elle découvrit son épaule et y enfonça l’aiguille. Il réagit de la même façon. Alors elle souleva l’ourlet de sa robe et guetta sa réaction : elle piqua trois fois l’intérieur de sa cuisse. Trois gouttes perlèrent sur la peau blanche, délicate. Il embrassa chacune d’elles. La respiration de Jeanne s’accéléra. Paul admirait le renflement rouge qui se formait autour des piqûres, cela ressemblait des petits boutons, à des morsures d’araignée. Il passait ses doigts dessus, l’épiderme irrité s’agaçait, les minuscules plaies durcissaient. Jeanne eut un court gémissement. Il les pressa encore un peu pour extraire du précieux liquide. Puis, il embrassa Jeanne pour la première fois.
Paul avait l’habitude de rentrer du marché un peu avant onze heures. Il déposait ses sacs dans la cuisine, rangeait les provisions dans le placard de la remise et se mettait à la cuisine.
Il passait une éponge imbibé de vinaigre blanc sur la planche à découper et déposait le petit paquet qu’il avait acheté chez le charcutier. Il dépliait avec soin le papier pour ne pas être incommodé de façon trop violente par l’odeur de son contenu. Il s’agissait d’un segment d’une trentaine de centimètres, particulièrement rouge, d’un intestin de porc. Cela sentait les excréments, la merde, il n’y avait pas d’autres mots. Il passait ensuite le boyau sous un filet d’eau clair pour le nettoyer. Il enlevait les amas graisseux avec la pointe de son couteau, le retournait sur lui-même avec une facilité déconcertante, comme une chaussette, pour le gratter avec un racloir. Une couche de matière rosée se détachait. C’était la muqueuse. Il raclait jusqu’à enlever toute la matière. Il le rinçait à nouveau. Puis, il le frottait avec du gros sel pour le purifier. Il le rinçait une fois encore à l’eau froide. Et il continuait à le nettoyer avec une brosse à dents. Minutieusement. La membrane intérieure se décollait. Il connaissait les gestes par coeur, car il les avait exécutés à la charcuterie des centaines de fois. Il devait tout enlever. Il versait ensuite dans un bol un mélange d’eau et de deux cuillerées de peroxyde d’hydrogène pour y faire tremper le morceau d’intestin pendant une heure. Après avoir passé le boyau sous le robinet une dernière fois, Paul l’égouttait et le séchait en le pressant, mais pas trop fort — il avait une belle transparence et était légèrement veiné. Il ôtait avec une pince, par sécurité, les uns après les autres, les endroits qui n’avaient pas blanchi, pour s’assurer que la gaine ne prenne pas à la cuisson un mauvais goût.
Paul préparait cette recette depuis que Jeanne perdait la tête et ne le reconnaissait plus. Quand il était encore charcutier, il ajoutait une cuillère rase d’un mélange de gingembre, de cannelle et de muscade et mettait aussi un demi verre de sucre. Avec l’âge, son palais était devenu moins sensible et il craignait de ne plus sentir un jour les saveurs délicates sur sa langue. Il le savait, comme tous les vieux, il finirait par perdre l’odorat, le goût, l’appétit — les dernières choses qui le reliaient à sa femme.
Paul effritait de la mie sèche au dessus d’un saladier avant d’ouvrir la porte du frigo et d’attraper la bouteille en verre qu’il avait remplie le matin. Il versait son contenu mousseux sur le pain rassis. Le sang avait une couleur brune, bien loin des nuances orangées que l’on lui donnait dans les effets spéciaux des séries policières que Jeanne et lui aimaient regarder à la télévision. Il laissait le liquide épais imbiber le pain, des bulles se formaient à sa surface, une odeur forte s’en dégageait. Une odeur qu’il avait appris à aimer.
Il nouait ensuite l’extrémité du boyau et l’enfilait sur l’embout à farcir de son hachoir à viande. Il versait la préparation dans la trémie du hachoir et mettait l’appareil en marche : la gaine se gonflait comme un ballon de baudruche, la farce était expulsée, elle remplissait le boyau. Celui-ci se dépliait petit à petit, il se tordait, se tendait, il grandissait, grossissait, s’allongeait. Il ne lui restait enfin plus qu’à le pocher quelques minutes dans de l’eau frémissante, à couvert, et à le faire revenir avec un peu d’huile dans une poêle.
L’horloge sonnait habituellement midi trente, quand il sortait deux assiettes en faïence, deux verres et des couverts en acier jauni et préparait les plateaux du déjeuner. Il apportait, dans la salle à manger, le repas de Jeanne qu’il déposait devant elle, sur la table basse. Il allumait le téléviseur et laisser le son brutal des spots de publicité envahir la pièce. Le regard de la vieille femme ne décrochait pas des images qui s’animaient sur l’écran. Elle paraissait plus absente que jamais, absorbée par la télévision.
Il lui avait mixé et réchauffé une soupe de légumes et servi un verre de vin qu’il avait coupé avec de l’eau, car il n’y avait plus que cela que Jeanne pouvait avaler. Il amenait ensuite son plat, avant de s’asseoir à coté d’elle. Il redressait un peu le col de sa robe et lui nouait autour du cou une serviette blanche. Il plongeait la cuillère dans l’assiette fumante et la portait à la bouche de Jeanne, elle agrippait sa main et aspirait à grands bruits le liquide, comme autrefois elle avait pris son doigt pour aspirer les gouttes de sang. Elle mâchait, par habitude. Avec lenteur. Prenant son temps comme un bovin rumine, patiemment. Paul la regardait faire avec tendresse. Sans jamais la brusquer. A chaque cuillerée, il lui essuyait les lèvres avec le coin de la serviette, puis attendait qu’elle déglutisse, qu’elle avale. Dans son assiette à lui, baignant dans un suc brunâtre, refroidissait un boudin noir, doré et odorant.